La commémoration annuelle de tous les fidèles défunts met sous nos yeux une réalité que personne ne peut nier : la fin de notre vie terrestre. Pour beaucoup, parler de la mort semble quelque chose de macabre, à éviter à tout prix. Mais ce n’était pas le cas de saint Jean Bosco qui, tout au long de sa vie, a recommandé l’exercice de la bonne mort, en réservant le dernier jour du mois à cet effet. Qui sait si ce n’est pas la raison pour laquelle le Seigneur l’a rappelé à lui le dernier jour de janvier 1888, le trouvant bien préparé…
Dans l’introduction de son ouvrage sur La peur en Occident, Jean Delumeau raconte l’angoisse qu’il a éprouvée à l’âge de douze ans lorsque, nouvel élève d’un internat salésien, il a entendu pour la première fois les “séquences inquiétantes” de la litanie de la bonne mort, suivies d’un Notre Père et d’un Je vous salue Marie “pour celui d’entre nous qui mourra le premier”. À partir de cette expérience, de ses peurs anciennes, de ses efforts difficiles pour s’habituer à la peur, de ses méditations adolescentes sur les fins dernières, de sa recherche personnelle et patiente de la sérénité et de la joie dans l’acceptation, l’historien français a élaboré un projet d’enquête historiographique centré sur le rôle de la “culpabilisation” et de la “pastorale de la peur” dans l’histoire de l’Occident et en a tiré la clé d’interprétation “d’un panorama historique très large”. Pour l’Église, écrit-il, la souffrance et l’anéantissement (temporaire) du corps sont moins à craindre que le péché et l’enfer. L’homme ne peut rien contre la mort, mais – avec l’aide de Dieu – il lui est possible d’éviter le châtiment éternel. Dès lors, un nouveau type de peur – théologique – en remplaça une autre, antérieure, viscérale et spontanée : c’était une thérapeutique héroïque, mais une thérapeutique quand même, puisqu’elle introduisait un exutoire là où il n’y avait que le vide ; c’est ce genre de leçon que les religieux chargés de mon éducation ont essayé de m’enseigner”.[1]
Même Umberto Eco a rappelé avec une sympathie ironique l’exercice de la bonne mort qui lui a été proposé à l’oratoire de Nizza Monferrato :
“Les religions, les mythes et les rituels de l’Antiquité nous rendaient la mort familière, quoique toujours redoutable. Ils nous habituaient à l’accepter par les grandes célébrations funéraires, les cris des pleureuses, les grandes messes de Requiem. Nous avons été préparés à la mort par les sermons sur l’enfer, et même pendant mon enfance, j’ai été invité à lire les pages sur la mort dans Il giovane provveduto de Don Bosco, qui n’était pas seulement le prêtre joyeux qui faisait jouer les enfants, mais qui avait une imagination visionnaire et flamboyante. Il nous a rappelé que nous ne savons pas où la mort nous surprendra – dans notre lit, au travail, dans la rue, par la rupture d’une veine, un catarrhe, une poussée de sang, une fièvre, une plaie, un tremblement de terre, un coup de foudre, « ou peut-être aussitôt à la fin de la lecture de cette méditation ». À ce moment-là, nous sentirons notre tête s’obscurcir, nos yeux souffrir, notre langue se dessécher, nos mâchoires se fermer, notre poitrine s’oppresser, notre sang se figer, notre chair se consumer, notre cœur se transpercer. D’où la nécessité de pratiquer l’Exercice de la Bonne Mort […]. Du pur sadisme, dira-t-on. Mais qu’enseignons-nous aujourd’hui à nos contemporains ? Que la mort se consomme loin de nous à l’hôpital, qu’on n’a plus l’habitude de suivre le cercueil au cimetière, qu’on ne voit plus les morts. […] Ainsi, la disparition de la mort de l’horizon immédiat de notre expérience nous rendra beaucoup plus terrifiés, le moment venu, face à cet événement qui nous appartient aussi dès la naissance – et avec lequel le sage s’accommode tout au long de sa vie”[2] .
Dans les maisons salésiennes, la pratique mensuelle de la bonne mort, avec la récitation des litanies incluses par Don Bosco dans Il giovane provveduto , resta en usage de 1847 jusqu’au seuil du Concile.[3] Delumeau raconte que chaque fois qu’il lui arrivait de lire ces litanies à ses élèves du Collège de France, il constatait leur étonnement : “C’est la preuve, écrit-il, d’un changement rapide et profond de mentalité d’une génération à l’autre. Ayant rapidement vieilli après avoir été longtemps d’actualité, cette prière pour une bonne mort est devenue un document d’histoire dans la mesure où elle reflète une longue tradition de pédagogie religieuse”.[4] Le spécialiste des mentalités nous apprend en effet que les phénomènes historiques, pour éviter les anachronismes trompeurs, doivent toujours être abordés en fonction de leur cohérence interne et dans le respect de l’altérité culturelle, à laquelle il faut rattacher toute représentation mentale collective, toute croyance et pratique culturelle ou cultuelle des sociétés anciennes. En dehors de ces cadres anthropologiques, de cet ensemble de connaissances et de valeurs, de manières de penser et de sentir, d’habitudes et de modèles de comportement prévalant dans un contexte culturel donné, qui façonnent la mentalité collective, il est impossible de mettre en œuvre une approche critique correcte.
En ce qui nous concerne, le récit de Delumeau montre que l’anachronisme ne mine pas seulement l’historien. Même le pasteur et l’éducateur courent le risque de perpétuer des pratiques et des formules en dehors des univers culturels et spirituels qui les ont générées. C’est ainsi, outre qu’elles apparaissent pour le moins étranges aux jeunes générations, qu’elles peuvent même être contre-productives, ayant perdu l’horizon global de sens et l'”équipement mental et spirituel” qui les rendait signifiantes. Tel fut le destin de la prière de la bonne mort proposée, pendant plus d’un siècle, aux élèves des œuvres salésiennes du monde entier, puis – vers 1965 – complètement abandonnée, sans aucune forme de remplacement qui en sauvegarderait les aspects positifs. L’abandon n’était pas seulement dû à son obsolescence. Il était aussi un symptôme de ce processus continu d’éclipse de la mort dans la culture occidentale, une sorte d'”interdit” et de “prohibition” aujourd’hui fortement dénoncés par les savants et les pasteurs.[5]
Notre contribution se propose d’étudier le sens et la valeur éducative de l’exercice de la bonne mort dans la pratique de Don Bosco et des premières générations salésiennes, en le rattachant à une tradition séculaire féconde, puis en identifiant sa particularité spirituelle à travers les témoignages narratifs laissés par le saint.
(suite)
[1] Jean Delumeau, La paura in Occidente (secoli XIV-XVIII). La città assediata, Torino, SEI, 1979, 42-44. [Titre original: La Peur en Occident (xive-xviiie siècles). Une cité assiégée, Paris, Fayard, 1978].
[2] Umberto Eco, “La bustina di Minerva : Dov’è andata la morte ?”, dans L’Espresso, 29 novembre 2012.
[3] Les “Prières pour la bonne mort” se trouvent encore, avec quelques variations substantielles, dans le manuel de prière révisé pour les institutions éducatives salésiennes en Italie, qui a définitivement remplacé le Giovane provveduto, utilisé jusqu’alors : Centro Compagnie Gioventù Salesiana, In preghiera. Manuale di pietà ispirato al Giovane Provveduto di san Giovanni Bosco, Torino, Opere Don Bosco, 1959, 360-362.
[4] Delumeau, La paura in Occidente, 43.
[5] Cf. Philippe Ariès, Storia della morte in Occidente, Milano, BUR, 2009 ; Jean-Marie R. Tillard, La morte: enigma o mistero? Magnano (BI), Edizioni Qiqajon, 1998.