Le grand tournant dans la vie de saint François de Sales (1/2)
Après dix ans d’études à Paris et trois ans à l’Université de Padoue, François est de retour en Savoie un peu avant le début du printemps 1592. Il confiait à son cousin Louis qu’il était « très résolu d’embrasser l’état ecclésiastique, quelle résistance que messieurs ses parents lui eussent su faire ». Cependant, il accepta d’aller à Chambéry pour s’inscrire au barreau du Sénat de Savoie.
En fait, toute l’orientation que prendrait sa vie restait en jeu. D’un côté, en effet, il y avait l’autorité de son père qui lui commandait, en tant que fils aîné, d’envisager une carrière dans le monde ; de l’autre, ses inclinations et la conscience de plus en plus forte d’une vocation particulière : « être d’Église ». S’il est vrai que « les pères font tout en vue de leurs enfants », il n’en reste pas moins que les visées des uns et des autres ne coïncident pas toujours. Son père, monsieur de Boisy, rêvait pour lui d’une grande carrière : sénateur du duché, et (pourquoi pas ?) président du souverain Sénat de Savoie. François de Sales écrira un jour que les pères « ne se contentent jamais ni ne se peuvent assouvir de parler avec leurs enfants des moyens de les agrandir ».
Or, l’obéissance était pour lui un impératif fondamental, et ce qu’il dira plus tard à Philothée était certainement depuis son enfance la règle de sa vie : « Vous devez humblement obéir à vos supérieurs ecclésiastiques, comme au pape et à l’évêque, au curé et à ceux qui sont commis de leur part ; vous devez obéir à vos supérieurs politiques, c’est-à-dire à votre prince et aux magistrats qu’il a établis sur votre pays ; vous devez enfin obéir à vos supérieurs domestiques, c’est-à-dire à votre père, mère, maître, maîtresse ». Le problème venait de l’impossibilité de concilier les diverses obéissances. Entre la volonté de son père et la sienne, qu’il percevait de plus en plus comme étant celle de Dieu, l’opposition deviendrait inévitable. Suivons les étapes de la maturation d’un « doux rebelle ».
Retour en arrière
Il faut revenir en arrière pour saisir le drame vécu par François durant toute sa jeunesse, jusqu’à la solution en 1593. Depuis l’âge de dix ans environ, François portait en lui son projet de vie. En font foi plusieurs événements vécus ou provoqués par lui. À l’âge de onze ans, avant de partir pour Paris, il avait demandé à son père la permission de recevoir la tonsure. Cette cérémonie, au cours de laquelle l’évêque donnait le premier degré de la cléricature, eut effectivement lieu le 20 septembre 1578 à Clermont-en-Genevois. Son père, qui s’y était d’abord opposé, avait fini par accepter parce qu’il estimait qu’il ne s’agissait que d’un caprice d’enfant. Au cours de l’examen préliminaire, l’évêque, étonné par la qualité de ses réponses et par sa modestie, lui aurait dit : « Mon enfant, prenez courage, vous serez un bon serviteur de Dieu ». Au moment de sacrifier ses cheveux blonds, François confessa qu’il éprouva toutefois un certain déplaisir. Cependant son engagement lui restera bien présent. Il confiera un jour à la mère Angélique Arnauld : « Dès ma douzième année, je m’étais résolu si fortement d’être d’Église que, pour un royaume, je n’eusse pas changé d’avis ».
Quand son père, qui n’était pas un insensible, décida de l’envoyer à Paris pour faire ses études, il a dû éprouver les sentiments contradictoires de l’âme qui sont décrits dans le Traité de l’amour de Dieu : « Un père, envoyant son fils ou en la cour ou aux études, ne laisse pas de pleurer en le licenciant, témoignant qu’encore qu’il veuille selon la portion supérieure le départ de cet enfant pour son avancement à la vertu, néanmoins selon l’inférieure il a de la répugnance à la séparation ». Qu’on se rappelle aussi le choix du collège des jésuites à Paris de préférence à celui de Navarre, le comportement de François durant sa formation, l’influence de la direction spirituelle du père Possevin à Padoue et tous les autres facteurs qui ont pu jouer dans l’affermissement de sa vocation. Mais devant lui se dressait un formidable obstacle : la volonté de son père, à laquelle il devait non seulement l’humble soumission selon la coutume de l’époque, mais aussi quelque chose de plus et de mieux, car « l’amour et le respect qu’un enfant fidèle porte à son bon père le fait résoudre de vivre non seulement selon les commandements qu’il impose, mais encore selon les désirs et inclinations qu’il manifeste ». À Paris, vers la fin de son séjour, il fut fortement impressionné par la décision du duc de Joyeuse, ancien favori d’Henri III, qui s’était fait capucin après la mort de sa femme. Selon son ami Jean Pasquelet, « sans la crainte de troubler l’esprit de monsieur de Boisy, son père, étant son premier-né, infailliblement il se fût fait capucin ».
Il étudia par obéissance, mais aussi pour se rendre utile à son prochain. « Et il est encore très vrai, a témoigné le père de Quoex, qu’étant à Paris et à Padoue il m’a dit à moi-même qu’il n’avait point tant d’attention à ce qu’il étudiait comme à penser s’il pourrait un jour bien servir Dieu et aider le prochain par l’étude qu’il faisait ». En 1620, il confia à François de Ronis : « Pendant que j’étais à Padoue, j’étudiais en droit pour plaire à mon père, et pour me plaire à moi-même j’étudiais en théologie ». De même, François Bochut déclara que « lorsqu’il fut envoyé à Padoue pour étudier les lois afin de complaire à ses parents, son inclination le portait à l’état ecclésiastique » et que c’est là qu’« il fit la plus grande partie de sa théologie à laquelle il employait la plupart du temps ». Cette dernière affirmation paraît nettement exagérée : François de Sales a dû consacrer certainement la part la plus importante de son temps et de ses forces aux études de droit qui faisaient partie de son « devoir d’état ». À propos de son père, Jean-Pierre Camus rapporte cette confidence significative : « J’avais, me disait-il, le meilleur père du monde ; mais c’était un bon homme qui avait passé une grande partie de son âge à la cour et à la guerre, dont il savait mieux les maximes que celles de la théologie ».
Ce fut sans doute le père Possevin qui fut son meilleur soutien dans l’orientation de sa vie. D’après son neveu Charles-Auguste, celui-ci lui aurait dit : « Continuez de penser aux choses divines et d’étudier en théologie », ajoutant avec finesse : « Croyez-moi, votre esprit n’est pas au tracas du barreau et vos yeux ne sont pas faits à sa poussière ; la voie du siècle est trop glissante, il est dangereux de s’y perdre. N’est-ce pas une chose plus glorieuse d’annoncer la parole de notre bon Dieu à plusieurs milliers d’hommes, dans les hautes chaires des églises, que de s’échauffer les mains à battre les bancs parmi les controverses des procureurs » ? Ce fut sans doute l’attrait de ce grand idéal qui lui permit de résister à certaines manœuvres et mauvaises farces de ses compagnons qui n’étaient pas tous des modèles de vertu.
Un discernement et un choix très difficiles
En revenant de Padoue, selon François Favre, il portait dans sa poche une lettre de son ancien professeur Panciroli pour son père, lui conseillant d’envoyer son fils au Sénat. M. de Boisy ne voulait pas autre chose, et c’est dans ce but qu’il avait constitué pour lui une riche bibliothèque de droit. Il lui procura en outre une terre et un titre, faisant de son aîné le seigneur de Villaroget. Enfin, il lui demanda de rencontrer Françoise Suchet, une adolescente de quatorze ans, « fille unique et très belle », précise Charles-Auguste, pour entamer un « pourparler de mariage ». Il avait vingt-cinq ans, ce qui était considéré comme l’âge de la majorité, et l’âge du mariage pour un jeune homme. Son choix personnel était fait depuis longtemps, mais il ne voulut rien brusquer, ménager son père en attendant l’heure favorable.
Il rencontrera à plusieurs reprises la jeune fille, à laquelle il faisait comprendre qu’il avait d’autres vues. « Pour complaire à son père, dit François Favre au procès de béatification, il rendit visite à ladite demoiselle dont il admira les vertus », mais « il ne put être persuadé de consentir à ce mariage quelque effort que fît monsieur son père ». Il dit pareillement à Amé Bouvard, son confident : « Pour obéir à mon père j’ai vu la demoiselle qu’il avait la bonté de me destiner, j’ai admiré sa vertu », ajoutant avec sincérité et conviction : « Croyez-moi au sujet de cette vérité : je n’ai jamais eu de volonté que pour la vie ecclésiastique ». Claude de Blonay avait entendu lui aussi de sa bouche « qu’il avait refusé cette belle alliance, non par mépris du mariage, qu’il honorait parfaitement comme sacrement, mais par une certaine ardeur intérieure et spirituelle qui le pressait de se dédier totalement au service de l’Église et d’être tout à Dieu sans avoir le cœur partagé ».
Entre-temps, il avait été reçu avocat au barreau de Chambéry le 24 novembre 1592, au cours d’une séance où il donna de grandes preuves de ses capacités. Au retour de Chambéry, il vit un signe du ciel dans un incident que rapporte Michel Favre : « Son cheval s’abattit sous lui et son épée sortant du fourreau se trouva la pointe tournée contre lui, [ce] dont il prit argument de tant mieux croire que Dieu le voulait à son service et espérer qu’il lui en donnerait les moyens ». Selon Charles-Auguste, l’épée « étant sortie de sa gaine, fit avec icelle la figure de la croix ». Ce qui semble sûr, c’est que la perspective d’une profession d’avocat ne devait pas l’enthousiasmer, si l’on en croit ce qu’il en écrira plus tard :
Quand le caméléon s’enfle, il change de couleur ; c’est de crainte et d’appréhension, disent les autres. Démocrite dit que sa langue arrachée, lui vivant, fait gagner les procès à qui la porte sur soi ; cela s’entend de la langue des avocats, qui sont de vrais caméléons.
Quelques semaines plus tard, on lui apportait de Turin ses lettres patentes de sénateur. C’était là un honneur exceptionnel à son âge, car « les avocats au barreau disputent avec beaucoup de discours sur les faits et droits des parties », mais « le Parlement ou Sénat résout d’en haut toutes les difficultés par un arrêt ». François ne voulut pas accepter cette haute charge, qui pouvait changer de nouveau toutes les données du problème. Malgré la stupeur scandalisée de son père et les pressions de ses meilleurs amis, il maintint rigoureusement son refus. Même quand on lui démontra que le cumul des charges civiles et ecclésiastiques était admis, il répondit qu’« il ne fallait pas mêler les choses sacrées avec les profanes ».
Vint enfin le jour où un heureux concours de circonstances permit le dénouement d’une situation compliquée, qui aurait pu dégénérer en une douloureuse rupture avec la famille. Depuis quelques mois, plus précisément depuis la mort du prévôt de la cathédrale en octobre 1592, quelques confidents avaient présenté à Rome, à son insu, une demande pour lui obtenir cette charge, qui faisait de son titulaire le premier personnage du diocèse après l’évêque. Le 7 mai 1593 arriva la nomination romaine. Deux jours plus tard eut lieu l’entrevue qui allait marquer le tournant de sa vie. Avec le soutien discret de sa mère, François adressa à son vieux père la demande qu’il n’avait encore jamais osé formuler : « Qu’il vous plaise, mon père, […] de me permettre que je sois d’Église ».
Le coup fut très dur pour M. de Boisy, qui voyait ainsi s’effondrer tous ses plans. Il fut « étonné », car il ne s’attendait pas à cette demande. Charles-Auguste ajoute même que « la dame sa femme ne le fut pas moins », car elle était présente à la scène. Pour son père, le désir d’être prêtre était une « humeur » que quelqu’un lui avait « mise en tête », ou qui le lui avait conseillé.
« J’espérais, lui dit-il, que vous seriez le bâton de ma vieillesse, et vous vous retirez de si bonne heure d’auprès de moi. Prenez garde à ce que vous ferez. Peut-être avez-vous besoin d’une délibération plus mûre. Vous avez la tête pour une toque plus auguste. Vous avez employé tant d’années à l’étude des lois : la jurisprudence vous sera inutile sous une robe de prêtre. Vous avez des frères auxquels vous devez servir de père quand je viendrai à leur manquer ».
Pour François, c’était une exigence intérieure, une « vocation » qui engageait toute sa personne, toute son existence. Le père respectait la prêtrise, mais il la voyait encore comme une fonction, un métier. Or la réforme catholique tendait à donner du sacerdoce une idée nouvelle, plus haute et plus exigeante, un appel de Dieu sanctionné par l’Église. Au devoir de répondre à cet appel correspondait peut-être aussi un nouveau droit de la personne humaine, que François défendit face à la décision unilatérale de son père. Après avoir objecté toutes ses bonnes raisons contre un tel projet de vie, sachant que son fils occuperait un poste très honorable, il finit par céder : « Faites donc, de par Dieu, ce que vous voudrez ».
Dans un ouvrage paru en 1669 sur la Maison naturelle de François de Sales, Nicolas de Hauteville commentera cet épisode en comparant le drame de M. de Boisy à celui d’Abraham, à qui Dieu demanda de sacrifier son fils. Mais il y avait cette différence que c’était François qui imposait à son père le sacrifice. En effet, écrivait l’ancien chroniqueur, « toute son adolescence et sa jeunesse fut un temps de joie, d’espérance et de consolation très suave à son bon père, mais enfin il faut confesser que cet Isaac lui fut un enfant de larmes, d’amertumes et de douleur ». Il ajoutait même que « le combat qu’il en eut contre soi-même le fit tomber grièvement malade, lui étant dur de consentir que ce cher fils épousât un bréviaire au lieu de la belle et riche héritière d’une très noble et très ancienne maison de la Savoie ».