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            Selon un de ses premiers biographes, François de Sales était persuadé que « de la bonne ou mauvaise institution (formation) de la jeunesse dépend et procède le bien ou le mal de tous les États et Républiques » ; aussi voulait-il « que la jeunesse fût également bien instruite en la piété et bonnes mœurs, comme aux lettres et aux sciences ».

École, collège et formation professionnelle à Thonon
            La formation de la jeunesse dans les études et dans la foi catholique était particulièrement urgente à Thonon, ville proche de Genève où Calvin avait établi en 1559 un collège réputé. Divers projets occupèrent pendant plusieurs années l’esprit de François de Sales, à l’époque où il était prévôt avant d’être consacré évêque.
            Thonon possédait une école, fondée grâce à un legs, qui lui assurait un revenu suffisant pour l’éducation de douze écoliers. Lors du rétablissement du catholicisme à Thonon en 1598, le prévôt de Sales demanda que le legs destiné par le fondateur serve à douze écoliers « qui soient catholiques ».
            Le projet qui lui tenait le plus à cœur était d’attirer à Thonon les pères de la Compagnie : « Rien ne peut arriver de plus utile à cette province de Chablais que si l’on construit et érige un collège de la Compagnie de Jésus en la ville de Thonon ». Fin octobre 1599 arrivait un premier jésuite, fin novembre un deuxième et les autres étaient en route depuis Avignon.
            Vers la fin de 1599, les jésuites arrivés à Thonon débutèrent avec une petite école, qui comptera cent vingt élèves l’année suivante. Mais l’avenir était incertain. Ils furent dispersés pendant quelques mois par crainte du retour des Genevois et des Bernois, après quoi ils recommencèrent les classes à près de trois cents élèves.
            Mais à quoi serviront les classes de grammaire si pour les humanités les élèves devront fréquenter les collèges protestants ? Il devenait urgent de créer des classes supérieures de philosophie, de théologie, d’Écriture sainte, de controverse, de cas de conscience et de droit. En décembre 1602 on attendait pour ce mois l’ouverture du collège. Or voici qu’après l’échec de la tentative du duc de Savoie pour reprendre Genève, les jésuites durent s’éloigner pour ne plus revenir.
            Après le départ des jésuites, l’école reprit vie avec le concours des prêtres diocésains. En 1607, Mgr de Sales pourvoyait à l’entretien de quatre professeurs et d’un abécédaire. Le collège de Thonon ne prendra véritablement son essor que vers la fin de 1615, quand l’évêque fera appel à une nouvelle congrégation, déjà implantée au collège d’Annecy : les barnabites.
            Pendant que l’on pourvoyait aux études classiques, un autre projet mobilisait ses énergies : il préconisait la fondation d’une sorte d’école professionnelle où « on enseignerait à chacun, selon sa capacité, ou les sciences ou quelque métier qui lui permettrait ensuite de gagner sa vie ». Cette institution connaîtra bien des vicissitudes, mais en 1607 les ressources allaient permettre d’y établir « bon nombre de métiers mécaniques : un imprimeur, un fabricant de papier, un mécanicien avec de nombreux ouvriers, un passementier et un armurier.
            On voit par là que François de Sales et ses collaborateurs s’intéressaient aux arts et métiers réputés vils, que la plupart des humanistes semblaient ignorer. Promouvoir les « arts mécaniques », c’était aussi valoriser les artisans que les élites avaient tendance à mépriser.

Les petites écoles du diocèse
            En 1606, il existait dans le diocèse quinze écoles de garçons, où l’on enseignait « la grammaire, les humanités et surtout la doctrine chrétienne en forme de catéchisme ». L’enseignement était rudimentaire et consistait avant tout dans l’apprentissage de la lecture au moyen d’un abécédaire.
            Le maître ne disposait pas en général d’un local propre, mais il utilisait une salle quelconque, voire même une écurie ou une étable. Parfois « ses leçons, données sous un ciel pur, quelquefois à 1500 ou 2000 mètres d’altitude, avec des écoliers assis sur un rocher, un chariot, un tronc de sapin ou sur les bras de la charrue, ne devaient manquer ni de charme ni de pittoresque ».
            Les maîtres se recrutaient généralement parmi le clergé diocésain ou chez les religieux. Dans le testament d’un certain Nicolas Clerc, il est stipulé que le service paroissial « sera fait par un recteur capable d’instruire la jeunesse jusques à la grand-mère (sic, pour grammaire) inclus ; il devra enseigner les enfants de sa patrie ».
            En 1616, l’évêque accéda à la demande des nobles et des bourgeois de la ville de Bonne, qui le suppliaient de bien vouloir leur accorder un religieux d’un prieuré voisin, chargé « d’instruire la jeunesse aux lettres et piété », « attendu le grand fruit et utilité qui en peut réussir par la bonne instruction qu’il a commencé de donner à la jeunesse de ladite ville ».

Les collèges
            L’enseignement secondaire pratiqué dans les collèges est né le plus souvent du développement des écoles primaires auxquelles des donations permettaient d’ajouter des classes de latin, de grammaire et d’humanités.
            L’évêque de Genève intervint pour sauver le collège de La Roche, où lui-même avait fait ses premières classes de grammaire. L’établissement ne connut pas toujours des jours tranquilles. En 1605, François de Sales écrivit aux chanoines de la collégiale de La Roche pour faire taire la « particulière opinion » de quelques-uns, les priant de « reprendre de nouveau le consentement du général » : « vous pouvez et devez contribuer, leur écrivait-il, non seulement vos voix, mais vos remontrances et persuasions, puisque l’érection et établissement de ce collège servira tant à la gloire de Dieu et de l’Église », et procurera en outre « le bien de cette ville-là ». Si le but spirituel figurait au premier rang, le bien temporel n’était pas oublié.
            À Annecy, l’évêque suivait de près la vie du collège fondé par Eustache Chapuis, où lui-même avait étudié de 1575 à 1578. Les difficultés qu’il traversait alors l’incitaient sans doute à se rendre fréquemment dans ce collège. Sa présence était d’ailleurs un honneur recherché, surtout à l’occasion des disputes en philosophie, où l’on invitait « monseigneur le révérendissime évêque de Genève ». Les registres de délibérations du collège signalent sa présence lors des soutenances, ainsi que ses interventions pour appuyer les requêtes ou pour la rédaction de contrats avec les régents. Si l’on en croit un témoin, il s’y trouvait « dès la matinée » pour assister « ès actions publiques, disputes, représentations d’histoire et autres exercices, pour donner courage à la jeunesse, et notamment aux disputes publiques de philosophie à la fin des cours ».
            En réalité, l’administration qui le gérait connaissait des heurts. L’évêque songeait à une direction nouvelle et stable pour ce collège qui lui paraissait alors « presque en friche ». En 1613, il prit contact avec une congrégation nouvelle qui avait le vent en poupe : les barnabites. À Milan, il rencontra leur supérieur général et l’affaire fut conclue. L’évêque était tellement satisfait des barnabites qu’il les appellera également à Thonon, comme l’on sait. Il les vantait comme des « gens de fort solide piété, doux et gracieux incomparablement, qui travaillent incessamment pour le salut du prochain ». Il souhaitait également leur venue en France :

Pour moi, je pense qu’ils seront un jour de grand service à la France ; car ils ne font pas seulement profit en l’instruction de la jeunesse (aussi n’est-il pas si requis où les Pères jésuites font si excellemment), mais ils chantent au chœur, confessent, catéchisent voire même ès villages où ils sont envoyés, prêchent et en somme font tout ce qui se peut désirer, et fort cordialement, et ne demandent pas beaucoup pour leur entretien.

            En 1619 il fut mêlé à des tractations pour que les barnabites prennent en charge le collège de Beaune, en Bourgogne. En 1620, ils s’établirent à Montargis.

Les études supérieures
            Le duché de Savoie, dépourvu de grandes villes et souvent menacé dans sa stabilité, ne possédait pas d’université propre. Les étudiants qui en avaient la possibilité partaient étudier dans les universités à l’étranger, à Avignon, Louvain, Toulouse, Tournon, Bourges, Montpellier, Valence, Paris, Turin ou Rome. Le frère de saint François de Sales, Louis, fut envoyé à Rome pour y faire ses études de droit, en compagnie de René et Claude Favre, fils aînés du président Favre. En France on trouvait des étudiants savoyards à Montpellier, où se rendaient ceux qui espéraient « faire emplette de la science de médecine », et à Toulouse, « pour y étudier en droit ».
            À Avignon, le cardinal savoyard de Brogny avait fondé dans son palais un collège destiné à accueillir gratuitement vingt-quatre étudiants en droit, dont seize de la Savoie. Malheureusement les Savoyards perdirent les places qui leur étaient réservées. En octobre 1616, François de Sales tenta plusieurs démarches auprès du duc de Savoie et même jusqu’à Rome, afin que l’on trouve « quelque digne remède contre les désordres qui y sont survenus » et que les places du collège soient restituées à « la nation de Savoie ». Lors de son dernier voyage, qui le mena jusqu’à Avignon en novembre 1621 avant de s’achever à Lyon, il s’entretiendra longuement avec le vice-légat du pape pour défendre encore une fois les intérêts savoyards de ce collège.
            On trouvait des étudiants savoyards jusqu’à Louvain, où Eustache Chapuis avait fondé un collège destiné aux Savoyards qui fréquentaient l’université. L’évêque de Genève était en relation suivie et amicale avec Jacques de Bay, le président du collège ; il lui envoyait ses livres et à plusieurs reprises il lui écrivit pour lui recommander ceux qui allaient se rendre « sous ses ailes ». En cas de difficultés de paiement de la part des parents il se disait même prêt à rembourser les frais. Il suivait ses étudiants : « Étudiez toujours de plus en plus, écrivait-il à l’un d’eux, en esprit de diligence et d’humilité ». Nous avons également une lettre de 1616 au nouveau président du collège, Jean Massen, en faveur d’un étudiant en théologie, son parent, dont il souhaite « l’avancement aux lettres et à la vertu ».

Des écoles pour les filles ?
            Tout ce que nous avons dit jusqu’à présent ne concernait que l’instruction des garçons, les seuls pour lesquels existaient des écoles. Et les filles ? À l’époque de François de Sales, les seules institutions qui étaient en mesure d’offrir une aide aux familles étaient les monastères féminins spécialement intéressés par le recrutement. Jeanne de Sales, treizième et dernier enfant de Mme de Boisy, fut placée en 1605 au monastère, « afin de la dépayser et de lui faire prendre le goût de la dévotion ».
            Jeanne avait douze ans quand elle y entra, mais comme elle n’éprouvait aucun attrait pour la vie religieuse, il n’était pas raisonnable, écrivait François, de « laisser si longuement dans un monastère une fille qui n’y veut pas vivre toute sa vie ». On l’en retira dès la deuxième année.
            Les sollicitudes des religieuses et des parents pouvaient aboutir en effet à des vocations forcées. Dans une lettre à madame de Chantal, François de Sales mettait ses conditions :

Quant à nos petites, j’approuve que vous leur prépariez un lieu dedans des monastères, pourvu que Dieu prépare dedans leur cœur un lieu pour le monastère. C’est-à-dire, j’approuve que vous les fassiez nourrir ès monastères en intention de les y laisser, moyennant deux conditions : l’une, que les monastères soient bons et réformés, et esquels on fasse profession de l’intérieur ; l’autre, que le temps de leur profession étant arrivé, qui n’est qu’à seize ans, on sache fidèlement si elles s’y veulent porter avec dévotion et bonne volonté, car si elles n’y avaient pas affection, ce serait un grand sacrilège de les y enfermer.

            Mais que faire si le monastère leur était fermé ? Il y avait la solution des Ursulines, qui commençaient à être connues comme une institution destinée à l’instruction féminine. L’évêque encouragea leur venue à Chambéry, écrivant en 1612 que « ce serait un très grand bien qu’à Chambéry il y eût des Ursulines et voudrais bien y pouvoir contribuer quelque chose » ; il suffirait, ajoutait-il, de « trois filles ou femmes courageuses pour commencer ». La fondation ne se fera dans l’ancienne capitale de Savoie qu’en 1625. En 1614, l’évêque put se réjouir de l’arrivée des Ursulines à Lyon, « une des congrégations que mon esprit aime ». Il connaissait également leur présence à Paris depuis 1608.
            Mgr de Sales les voulait aussi dans son propre diocèse, notamment à Thonon. En janvier 1621, il écrivit à la supérieure des Ursulines de Besançon de bien vouloir favoriser son projet car, disait-il, « j’ai toujours chéri, estimé et honoré les exercices de très grande charité que votre congrégation pratique, de laquelle j’ai aussi très affectueusement désiré la propagation, et même en cette province de Savoie ». Le projet n’aboutira qu’en 1634.

L’éducation des jeunes filles à la Visitation
            Quand François de Sales fonda avec Jeanne de Chantal ce qui deviendra l’ordre de la Visitation, la question de l’admission et de l’éducation de jeunes filles, destinées ou non à la vie religieuse, se posa aussitôt. On connaît le cas de la propre fille de Madame de Chantal, l’enjouée et coquette Françon.
            Elle avait onze ans quand sa mère, qui la voulait religieuse, la prit avec elle dans la maison où se rassemblaient les premières visitandines. Mais la jeune fille devait prendre un autre chemin. Les filles que l’on plaçait dans les monastères contre leur gré n’avaient en réalité d’autre choix que de s’y rendre insupportables.
            En 1614, une petite de neuf ans fut reçue au premier monastère de la Visitation, sans doute parce que sa famille tenait la conciergerie du château. Elle eut pour compagne une jeune Lyonnaise, fille du prévôt des marchands et grand bienfaiteur, qui se rendait insupportable à la communauté. Cinq ans plus tard, elle obtint de revêtir l’habit religieux, mais sans avoir la qualité de novice, et mourut l’année suivante sans pouvoir prononcer les vœux de religion auxquels le Fondateur l’avait autorisée.
            En fin de compte, le fondateur se montrera très circonspect dans l’admission des jeunes filles dans les monastères de la Visitation, en raison des incompatibilités avec la manière de vivre des religieuses. En fait, la Visitation n’avait pas été conçue et voulue pour cette œuvre. « Dieu, écrivait le Fondateur à la supérieure de la Visitation de Nevers, n’a pas élu votre Institut pour l’éducation des petites filles, ains pour la perfection des femmes et filles qui, en âge de pouvoir discerner ce qu’elles font, y sont appelées ».
            Malgré quelques regrets, saint François de Sales ne sera pas le fondateur d’un institut voué à l’éducation. Il reste que les efforts déployés par lui en faveur de l’instruction et de l’éducation des garçons et des filles sous toutes ses formes furent nombreux et intenses. Le motif dominant était pour lui d’ordre spirituel, surtout quand il s’agissait de préserver la jeunesse du « venin de l’hérésie », ce en quoi on réussissait plutôt bien, car la réforme catholique gagnait du terrain, mais il n’oubliait pas le bien temporel que représentait la formation de la jeunesse pour la communauté humaine.

P. Wirth MORAND
Salésien de Don Bosco, professeur d'université, bibliste et historien salésien, membre émérite du Centre d'études Don Bosco, auteur de plusieurs ouvrages.