François ne désirait pas devenir évêque. « Je ne suis point né pour commander », aurait-il dit à un confrère qui lui disait pour l’encourager à accepter : « Il n’y a personne qui ne vous désire ». Il accepta quand il reconnut la volonté de Dieu dans celle du duc, de Mgr de Granier, du clergé et du peuple. Il fut consacré le 8 décembre 1602 dans l’église de sa paroisse de Thorens. Ce jour-là, écrira-t-il plus tard, « Dieu m’avait ôté à moi-même pour me prendre à lui et puis me donner au peuple ; c’est-à-dire, qu’il m’avait converti de ce que j’étais pour moi en ce que je fusse pour eux ».
Pour remplir la mission pastorale qui lui était confiée au service de « ce pauvre et affligé diocèse de Genève », il avait besoin de collaborateurs. Certes, il aimait à l’occasion appeler tous les fidèles « mes frères et mes coopérateurs », mais cette appellation s’appliquait à plus forte raison aux membres de son clergé, ses « confrères ». La réforme du peuple chrétien souhaitée par le concile de Trente devait commencer avant tout en eux et par eux.
La pédagogie de l’exemple
Avant tout, l’évêque devait commencer par lui-même, car le pasteur devait devenir le modèle du troupeau qui lui était confié, et d’abord de son clergé. Dans ce but il se prescrivit un Règlement épiscopal. Rédigé à la troisième personne, il prévoyait non seulement les devoirs strictement religieux de sa charge pastorale, mais aussi la pratique d’un certain nombre de vertus sociales, comme la simplicité de vie, le souci habituel des pauvres, la civilité et la décence. Dès le début on trouve un article contre la vanité ecclésiastique :
Premièrement, quant à l’extérieur, François de Sales, évêque de Genève, ne portera point d’habits de soie ni qui soient plus précieux que ceux qu’il a portés par ci-devant ; toutefois ils seront nets et bien proprement accommodés autour de son corps.
Dans sa maison épiscopale il se contentera de deux ecclésiastiques et de quelques serviteurs, souvent très jeunes. Ils seront formés, eux aussi, à la simplicité, à la courtoisie et au sens de l’accueil. La table sera frugale, mais propre et nette. La distribution régulière de l’aumône tiendra une grande place dans ses préoccupations. Sa maison devra être ouverte à tous, car « la maison d’un évêque doit être comme une fontaine publique où les pauvres et les riches ont également droit d’approcher et de puiser de l’eau ».
En outre, l’évêque devra continuer à se former et à étudier : « Il fera en sorte qu’il puisse apprendre quelque chose tous les jours, utile néanmoins et qui soit convenable à sa profession ». Normalement il consacrera deux heures pour étudier, entre sept et neuf heures du matin, et après souper il pourra lire l’espace d’une heure. L’étude lui plaisait, reconnaissait-il, mais elle était indispensable : il se considérait comme « étudiant toujours en théologie ».
Connaître les personnes et les situations
Un tel évêque ne pouvait se contenter d’être seulement un bon administrateur. Pour conduire le troupeau, le pasteur devait le connaître, et pour connaître la situation exacte du diocèse et du clergé en particulier, il entreprit une série impressionnante de visites pastorales. En 1605, il visita 76 paroisses situées dans la partie française du diocèse et revint « après avoir battu les champs six semaines durant ». L’année suivante, une grande tournée pastorale de plusieurs mois le conduisit dans 185 paroisses, environnées de « monts épouvantables tout couverts d’une glace épaisse de dix ou douze piques ». En 1607, il se rendit dans 70 paroisses, et en 1608, il termina la visite officielle de son diocèse en se rendant dans 20 paroisses aux environs d’Annecy, mais il fera encore plusieurs visites en 1610 à Annecy et dans les environs.
Grâce aux visites et aux contacts personnels, il acquit une connaissance précise de la situation réelle et des besoins de la population, en premier lieu du clergé. Il constata l’ignorance et le manque d’esprit sacerdotal de certains prêtres, sans oublier les scandales de certains monastères où la Règle n’était plus respectée. Le manque de « révérence » des ecclésiastiques dans l’exercice de leurs fonctions le heurtait : « Semblables aux rats et aux hirondelles, disait-il en se mettant humblement dans le rang, nous ne pouvons jamais nous apprivoiser avec le maître de la maison où nous vivons ». Le culte intéressé, fonctionnarisé, gâté par la recherche du gain, rappelait trop les mauvais exemples tirés de la Bible : « Nous ressemblons à Nabal et à Absalon, qui ne se réjouissaient qu’à la tonte des brebis ».
Élargissant son regard sur l’Église, il lui arrivait de dénoncer la vanité des prélats, ces « courtisans d’Église ». La vanité et l’ambition faisaient de certains hommes d’Église des crocodiles et des caméléons : « Le crocodile est un animal à la fois terrestre et aquatique, il pond sur la terre et chasse dans les eaux ; tels sont les courtisans d’Église. Les arbres après le solstice retournent leurs feuilles : l’orme, le tilleul, le peuplier, l’olivier, le saule ; il en va de même des ecclésiastiques ».
Aux griefs concernant le comportement personnel du clergé il ajoutait le reproche de lâcheté devant les injustices commises par le pouvoir temporel : « Oh ! que je voudrais voir des Ambroise commandant aux Théodose, des Chrysostome réprimandant des Eudoxie, des Hilaire corrigeant des Constance ! » S’il faut en croire une confidence de la mère Angélique Arnauld, il gémissait en outre sur les « désordres de la Cour de Rome », vrais « sujets de larmes », tout en estimant que « d’en parler au monde en l’état où il est, c’est causer du scandale inutilement ».
Sélection et formation des candidats
Le renouveau de l’Église passait par un effort de discernement et de formation des futurs prêtres, très nombreux en son temps. Lors de sa première visite pastorale en 1605, l’évêque reçut 175 jeunes candidats ; l’année suivant il y en eut 176 ; en moins de deux ans il avait rencontré 570 candidats à la prêtrise ou novices venus des monastères.
Le mal venait en premier lieu de l’absence de vocation chez un bon nombre. Souvent c’était l’attrait du bénéfice temporel qui en tenait lieu ou le désir des familles de placer leurs cadets. Un discernement s’imposait dans tous les cas pour savoir si la vocation venait « du ciel ou de la terre ».
L’évêque de Genève prenait très au sérieux les décrets du concile de Trente qui avait prévu la création de séminaires. Dès 1603, il tenta de créer un embryon de petit séminaire à Thonon. Les adolescents étaient très peu nombreux, probablement par manque de moyens et de place. En 1618, il voulut recourir directement à l’autorité du Saint-Siège pour appuyer juridiquement et financièrement son projet. Il écrivit à Rome à l’un de ses amis pour lui dire qu’il désirait une lettre officielle par laquelle il lui soit enjoint d’« ériger un séminaire de ceux qui prétendent à l’état ecclésiastique, où ils puissent se civiliser ès cérémonies, à catéchiser et exhorter, à chanter, et autres telles vertus cléricales ». Ce fut surtout le manque de ressources matérielles qui fit échouer tous ses efforts.
Comment assurer la formation des futurs prêtres dans ces conditions ? En réalité, les choses continuaient comme par le passé : quelques-uns fréquentaient les collèges ou les universités à l’extérieur, mais la plupart se formaient dans les presbytères, auprès d’un prêtre sage et instruit, ou dans les monastères. L’évêque voulait que dans chaque centre important du diocèse, il y ait un « théologal », c’est-à-dire un membre du chapitre de la cathédrale chargé d’enseigner l’Écriture Sainte et la théologie.
L’ordination était de toute façon précédée d’un examen, et avant de se voir confier une paroisse – avec le bénéfice qui y était attaché – le candidat devait passer un concours. L’évêque y assistait et interrogeait lui-même le candidat pour s’assurer de ses connaissances et de ses qualités morales.
Formation permanente
La formation ne devait pas s’arrêter au moment de l’ordination ou de l’attribution d’une paroisse. Pour assurer la formation permanente de ses prêtres, le moyen principal dont disposait l’évêque était la convocation annuelle du synode diocésain. Cette assemblée qui réunissait tout le clergé était solennisée par une messe pontificale le premier jour et une procession à travers la ville. Le deuxième jour, l’évêque laissait la parole à l’un de ses chanoines, faisait relire les statuts des synodes précédents et recueillait les avis des curés présents. Après quoi commençait le travail en commissions pour discuter des questions concernant la discipline ecclésiastique et le service spirituel et matériel des paroisses.
Si les constitutions synodales contiennent beaucoup de normes disciplinaires et rituelles, le souci de la formation permanente, intellectuelle et spirituelle était visible. Elles se référaient aux canons des anciens conciles, mais surtout aux décrets du « très saint concile de Trente ». D’autre part, on y recommandait la lecture d’ouvrages qui traitaient de pastorale ou de spiritualité, comme ceux de Gerson (probablement son Instruction des curés pour instruire le simple peuple) et ceux du dominicain espagnol Louis de Grenade, auteur d’une Introduction au symbole.
La science, selon saint François de Sales, « c’est le huitième sacrement de la hiérarchie de l’Église ». Heureusement, les pères jésuites sont venus ! Modèles des prêtres instruits et zélés, ces « grands hommes », qui « dévorent les livres par leurs continuelles études », ont « établi et affermi notre créance (croyance) et tous les sacrés mystères de notre foi ; et encore aujourd’hui, par leurs grandissimes travaux, remplissent le monde d’hommes doctes qui détruisent l’hérésie de toutes parts ».
La conclusion de l’évêque résumait toute sa pensée : « Puisque la divine Providence, sans avoir égard à mon incapacité, m’a ordonné votre évêque, je vous exhorte à étudier tout de bon, afin qu’étant doctes et de bonne vie, vous soyez irréprochables, et prêts à répondre à tous ceux qui vous interrogeront des choses de la foi ».
Former des prédicateurs
François de Sales prêcha si souvent et si bien qu’il fut considéré comme l’un des meilleurs prédicateurs de son temps et le modèle des prédicateurs. Il prêcha non seulement dans son propre diocèse, mais il accepta aussi de monter en chaire à Paris, à Chambéry, à Dijon, à Grenoble et à Lyon. Il prêcha en outre en Franche-Comté, à Sion dans le Valais et dans plusieurs villes du Piémont, notamment à Carmagnola, Mondovi, Pignerol, Chieri et Turin.
Pour connaître sa pensée sur la prédication, il faut se reporter à la lettre qu’il adressa en 1604 à André Frémyot, frère de la baronne de Chantal, jeune archevêque de Bourges de trente et un ans, qui lui avait demandé conseil sur la façon de prêcher. Pour bien prêcher, écrivait-il, il faut deux choses : le savoir et la vertu. Pour obtenir un bon résultat, le prédicateur doit chercher à instruire ses auditeurs et à toucher leur cœur. Pour bien instruire, il faut toujours aller à la source de notre enseignement : la Sainte Écriture. Les œuvres des Pères ne doivent pas être négligées, car « qu’est-ce autre chose la doctrine des Pères de l’Église que l’Évangile expliqué, que l’Écriture Sainte exposée ? » Il est bon de se servir également de la vie des saints, car « il n’y a non plus de différence entre l’Évangile écrit et la vie des saints qu’entre une musique notée et une musique chantée ».
Quant au grand livre de la nature, création de Dieu, œuvre de sa parole, il constitue une source extraordinaire d’inspiration si l’on sait observer et méditer. « C’est un livre, dit-il, qui contient la parole de Dieu, mais en un langage que chacun n’entend pas. Ceux qui l’entendent par la méditation font fort bien de s’en servir, comme faisait saint Antoine, qui n’avait nulle bibliothèque ».
En homme de son temps, formé aux humanités classiques, François de Sales n’excluait pas de ses sermons les auteurs païens de l’antiquité, voire même un peu de leur mythologie, mais il fallait s’en servir « comme l’on fait des champignons, fort peu, pour seulement réveiller l’appétit ».
Mais le vrai secret de l’efficacité de la prédication, c’est la charité et le zèle du prédicateur, qui sait trouver au plus profond de lui-même les paroles qui portent. « Il faut, dit-il, que nos paroles soient enflammées, non pas par des cris et actions démesurées, mais par l’affection intérieure ; il faut qu’elles sortent du cœur plus que de la bouche. On a beau dire, mais le cœur parle au cœur, et la langue ne parle qu’aux oreilles. »
Former des confesseurs
Une autre tâche que se fixa François de Sales dès le début de son épiscopat fut de rédiger une série d’Avertissements aux confesseurs. Ils renferment non seulement une doctrine sur la grâce de ce sacrement, mais aussi des normes pédagogiques pour ceux qui ont une responsabilité dans la conduite des personnes.
Avant tout, celui qui est appelé à travailler à la « conversion et à l’avancement spirituel » des autres doit commencer par lui-même pour ne pas mériter le reproche : « Médecin, guéris-toi toi-même ; et le dire de l’apôtre : En ce que tu juges les autres, tu te condamnes toi-même ». Le confesseur est juge : c’est à lui de décider s’il doit absoudre les pécheurs ou non, en tenant compte des dispositions intérieures du pénitent et des normes en vigueur. Il est médecin, parce que « les péchés sont des maladies et blessures spirituelles » et qu’il doit prescrire les remèdes appropriés. Mais François de Sales le décrit surtout comme un père :
Souvenez-vous que les pauvres pénitents au commencement de leurs confessions vous nomment Père, et qu’en effet vous devez avoir un cœur paternel en leur endroit, les recevant avec un extrême amour, supportant patiemment leur rusticité, ignorance, imbécillité (faiblesse), tardiveté (lenteur) et autres imperfections, ne vous lassant jamais de les aider et secourir tandis qu’il y a quelque espérance d’amendement en eux. »
Un bon confesseur doit être attentif à l’état de vie de chacun et « procéder diversement avec lui », « selon sa vacation (condition) » : « marié ou non, ecclésiastique ou non, religieux ou séculier, avocat ou procureur, artisan ou laboureur ». Mais quant à la qualité de l’accueil, il devait être le même pour tous. Lui-même, au dire de la mère de Chantal, recevait tout le monde « avec égal amour et douceur » : « seigneurs et dames, bourgeois, soldats, chambrières, paysans, mendiants, personnes malades, galeux puants et remplis de grandes abjections ».
Au plan des dispositions intérieures, chaque pénitent se présente différemment et François de Sales peut faire appel à son expérience quand il dresse une sorte de catalogue de pénitents types. Il y a celui qui est « travaillé de honte et de vergogne », celui qui se montre « effronté et sans appréhension », celui qui est « craintif et en quelque défiance d’obtenir le pardon de ses péchés », et tel autre que l’on voit « en perplexité pour ne savoir pas bien dire ses péchés, ou pour n’avoir su examiner sa conscience ».
Une bonne façon d’encourager le pénitent timide et de lui donner confiance est de lui avouer « que vous n’êtes pas un ange, non plus que lui ; que vous ne trouvez pas étrange que les hommes pèchent ». Avec l’effronté, il faut se comporter avec sérieux et gravité, lui rappelant « qu’à l’heure de la mort il ne rendra compte d’aucune chose si étroitement que des confessions qu’il aura mal faites ». Mais surtout, recommandait l’évêque de Genève, « soyez charitables et discrets envers tous les pénitents, mais spécialement envers les femmes ». Cette tonalité salésienne se retrouve dans ce fragment de conseils : « Prenez garde de ne pas user de paroles trop rudes à l’endroit des pénitents ; car nous sommes quelquefois si austères en nos corrections que nous nous montrons en effet plus blâmables que ceux que nous reprenons ne sont coupables ». En outre, il tâchera de « n’imposer aux pénitents [des] pénitences confuses, mais spécifiques et tendant à douceur plutôt qu’à rigueur ».
Se former ensemble
Il faut mentionner enfin une préoccupation de l’évêque de Genève concernant l’aspect communautaire de la formation, car il était persuadé de l’utilité de la rencontre, de l’animation mutuelle et de l’exemple. On ne se forme bien qu’ensemble, d’où le désir de réunir et même de regrouper les prêtres selon les possibilités. Les assemblées synodales qui réunissaient une fois l’an à Annecy les curés autour de leur évêque étaient bonnes, irremplaçables même, mais elles ne suffisaient pas.
Dans ce but, il renforça le rôle des « surveillants », une sorte d’animateurs de secteurs paroissiaux, ayant « faculté et mission de relever, d’avertir, d’exhorter les autres prêtres et de veiller sur leur conduite ». Ils étaient chargés non seulement de visiter les cures et les églises de leur ressort, mais aussi de réunir leurs confrères deux fois par an pour traiter avec eux des questions pastorales. L’évêque, qui tenait beaucoup à ces réunions, voulait « inculquer les assemblées, et enjoindre aux sieurs surveillants d’envoyer les rôles (registres) des présents et des raisons des absents ». Au dire du père Philibert de Bonneville, il y faisait faire « la prédication des vertus requises à un prêtre et du devoir des pasteurs pour le bien des âmes » ; il y avait aussi « une conférence spirituelle pour traiter ou des difficultés qui pouvaient être arrivées sur l’intelligence des Constitutions synodales, ou des moyens qu’on devait tenir pour faire plus de profit pour le salut des âmes ».
Le désir de regrouper des prêtres fervents lui fit envisager un projet sur le modèle des Oblats de Saint Ambroise, fondés à Milan par saint Charles Borromée pour l’aider dans la rénovation du clergé. Ne pourrait-on pas tenter quelque chose de semblable en Savoie pour introduire dans les rangs du clergé non seulement la réforme mais aussi la dévotion ? De fait, selon son ami Mgr Camus, François de Sales aurait eu le projet de créer une « congrégation » de prêtres séculiers « libre et sans vœux ». Il y renonça quand il sut que Pierre de Bérulle avait mis sur pied la congrégation de l’Oratoire et s’efforça dès lors d’attirer en Savoie ces « prêtres réformés », et tout particulièrement à Thonon au service de la Sainte-Maison. Il favorisa la naissance de « congrégations » de prêtres à Évian et à Cruseilles, où les curés voisins pratiquaient la vie commune.
Ses efforts ne furent pas toujours couronnés de succès ; ils témoignent en tout cas de son souci constant de former ses collaborateurs, à l’intérieur d’un projet global de rénovation de la vie ecclésiale.
Saint François de Sales forme ses collaborateurs
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