🕙: 11 min.
image_pdfimage_print

(suite de l’article précédent)

Le marché des jeunes bras
            L’époque historique dans laquelle Don Bosco a vécu n’était pas des plus heureuses. Dans les quartiers de Turin, le saint éducateur découvre un véritable “marché des jeunes bras” : la ville se remplit de plus en plus de mineurs exploités de façon inhumaine.
            Don Bosco lui-même se souvient que les premiers garçons qu’il a pu approcher étaient « des tailleurs de pierre, des maçons, des plâtriers, des burineurs et d’autres qui venaient de villages lointains ». Partout ils étaient employés sans être protégés par aucune loi. Ils étaient « colporteurs, vendeurs d’allumettes, cireurs de chaussures, ramoneurs, garçons d’écurie, colporteurs de brochures, serviteurs des commerçants au marché, tous pauvres garçons vivant à la journée ». Il les a vus grimper sur les échafaudages des maçons, chercher une place d’apprenti dans les magasins, errer de-ci de-là comme ramoneurs. Il les a vus jouer pour de l’argent au coin des rues ; s’il essayait de les approcher, ils se détournaient avec méfiance et mépris. Ce n’étaient plus les garçons des Becchi, fascinés par les contes ou les tours de passe-passe. C’étaient les “loups” de ses rêves, premiers effets de la révolution industrielle qui allait bouleverser le monde.
            Ils arrivent par centaines de leur village à la grande ville, à la recherche d’un travail. Ils ne trouvent que des lieux sordides, où s’entasse toute la famille, sans air, sans lumière, fétides à cause de l’humidité et des bouches d’égout. Dans les usines et les ateliers, aucune mesure d’hygiène, aucun règlement si ce n’est celui imposé par le patron.
            Fuir la pauvreté de la campagne pour aller à la ville signifiait aussi accepter des salaires médiocres ou s’adapter à un niveau de vie risqué pour avoir quelque chose à gagner. Ce n’est qu’en 1886 qu’arrivera une première loi, grâce aussi au zèle du prêtre des apprentis, qui réglementera de quelque manière le travail des mineurs. Dans les chantiers en construction, Don Bosco voit « des enfants de huit à douze ans, loin de leur pays, au service des maçons, passant leurs journées à monter et descendre des échafaudages peu sûrs, exposés au soleil et au vent, à grimper sur les échelles chargés de chaux et de briques, sans autre aide éducative que des rebuffades grossières ou des coups ».
            Don Bosco en vient rapidement aux conclusions. Ces garçons ont besoin d’une école et d’un travail qui leur ouvrent un avenir plus sûr, ils ont besoin d’être des jeunes avant tout, de vivre l’exubérance de leur âge, sans se morfondre sur les trottoirs et encombrer les prisons. La réalité sociale de notre époque semble un écho de celle d’hier : d’autres immigrés, d’autres visages frappent comme un fleuve en crue aux portes de nos consciences.
            Don Bosco a été un éducateur doué d’intuition et de sens pratique, réticent aux solutions intellectuelles, aux méthodologies absconses et aux projets abstraits. La page éducative est écrite par le saint avec sa vie, avant de l’être avec sa plume. C’est la façon la plus convaincante pour donner crédit à un système éducatif. Pour faire face à l’injustice, à l’exploitation morale et matérielle des mineurs, il crée des écoles, organise des ateliers artisanaux de toutes sortes, invente et promeut des initiatives contractuelles pour protéger les mineurs, stimule les consciences avec des propositions de formation au travail. À la politique vide du gouvernement et aux manifestations intéressées de la rue il répond par des structures d’accueil efficaces, des services sociaux innovants, objet d’estime et d’admiration même des anticléricaux les plus ardents de l’époque. Et l’histoire d’aujourd’hui n’est pas si différente de celle d’hier ; rappelons-nous que l’histoire porte l’habit que ses tailleurs confectionnent de leurs propres mains et avec leurs propres idées.
            Don Bosco a cru dans le jeune, il a parié sur ses capacités, peu nombreuses ou nombreuses, visibles ou cachées. Ami de tant d’enfants des rues, il savait lire le potentiel de bonté caché dans leur cœur. Il a su creuser dans la vie de chacun et en tirer de précieuses ressources pour tailler un habit à la mesure de la dignité de ses jeunes amis. Une pédagogie qui ne touche pas à l’être même de la personne et ne sait pas conjuguer les valeurs éternelles de toute créature, en dehors de toute logique historique et culturelle, court le risque d’intervenir sur des personnes abstraites ou seulement en surface.
            L’impact sur le terrain de son époque fut déterminant. Il a regardé autour de lui, partout ; il a vu et créé l’impossible pour réaliser ses saintes utopies. Il est entré en contact avec les réalités extrêmes de la déviance juvénile. Il est entré dans les prisons et a pu regarder à l’intérieur de ce fléau avec courage et un esprit sacerdotal. C’est cette expérience qui l’a profondément marqué. Il a abordé les maux de la ville en se laissant toucher personnellement, conscient de l’existence de tant de jeunes qui attendaient que quelqu’un s’occupe d’eux. Il a vu avec son cœur et son esprit leurs traumatismes humains ; il a même pleuré, mais il ne s’est pas arrêté aux barreaux ; il a réussi à crier avec la force de son cœur, à ceux qu’il a rencontrés, que la prison n’est pas un bon cadeau pour la vie, mais qu’il y a une autre façon de vivre la vie. Il l’a crié à travers des choix concrets, attentif à ces voix provenant des cellules insalubres, semant des gestes de proximité envers cette foule de jeunes de la rue aveuglés par l’ignorance et refroidis par l’indifférence des gens. Ce fut la hantise de toute une vie : empêcher que tant de jeunes ne finissent derrière les barreaux ou pendus à la potence. Il n’est absolument pas concevable que son système préventif n’ait aucun lien avec cette expérience de jeunesse amère et choquante. Même s’il l’avait voulu, il n’aurait jamais pu oublier la dernière nuit passée à côté d’un jeune homme condamné à la pendaison, ni l’accompagnement des condamnés à mort et son évanouissement à la vue de la potence. Comment est-il concevable que son cœur n’ait pas eu une réaction en passant devant les gens qui se montraient peut-être satisfaits, ou peut-être apitoyés sur le sort du condamné, en voyant une jeune vie étouffée par la logique humaine qui règle ses comptes à ceux qui ont fini dans un ravin et ne se baisse pas pour tendre une main pour les en sortir ? Le paysan des Becchi, au cœur grand comme le sable de la mer, a été une main toujours tendue vers la jeunesse pauvre et abandonnée.

Un héritage précieux
            Tout homme laisse toujours une trace de son passage sur la terre. Don Bosco a laissé à l’histoire l’incarnation d’une méthode éducative qui est aussi une spiritualité, le fruit d’une sagesse éducative expérimentée dans le labeur quotidien, aux côtés des jeunes. On a beaucoup écrit sur ce précieux héritage !
            Le champ éducatif est aujourd’hui plus complexe que jamais, car il évolue dans un tissu culturel décousu. Il existe un très grand pluralisme méthodologique dans les interventions pratiques, tant sur le plan social que politique.
            L’éducateur est confronté à des situations difficiles à décrypter et souvent contradictoires, à des modèles tantôt permissifs, tantôt autoritaires. Que faire ? Malheur à l’éducateur incertain, retenu par le doute ! Celui qui éduque ne peut vivre dans l’indécision et la perplexité, faisant la navette “entre ceci ou cela”. Éduquer dans une société fragmentée n’est pas facile. Face à une catégorie importante de marginaux, très fragmentée, il n’est pas facile d’apporter la lumière ; ce qui compte, c’est le subjectif, l’intérêt personnel, la tendance à se réfugier dans des idéaux éphémères et transitoires. Après les années où prévalait l’engagement personnel, nous sommes passés au rejet ou au désintérêt pour la vie publique, pour la politique : peu de participation, peu de désir d’engagement.
            À l’absence d’un centre fournissant des repères stables, s’ajoute l’absence d’un socle de certitudes, capable de donner aux jeunes l’envie de vivre et l’amour du service pour les autres.
            Et pourtant, dans ce monde d’hégémonies provisoires, dépourvu de culture unitaire, aux éléments hétérogènes et isolés, apparaissent de nouveaux besoins : une meilleure qualité de vie, des relations humaines plus constructives, l’affirmation d’une solidarité centrée sur le volontariat. Un besoin de nouveaux espaces ouverts de dialogue et de rencontre se manifeste : ce sont les jeunes qui décident comment, où et quoi se dire.
            À l’heure de la bioéthique, de la télécommande, de la recherche des choses belles et simples de la terre, nous cherchons le nouveau visage de la pédagogie. Une pédagogie qui prend le vêtement de l’accueil, de la disponibilité, de l’esprit de famille, qui génère la confiance, la joie, l’optimisme, la sympathie, qui ouvre des horizons d’espérance, qui cherche les voies et moyens pour promouvoir la nouveauté de la vie. C’est la pédagogie du cœur humain, l’héritage le plus précieux que Don Bosco a laissé à la société.
            Sur ce tissu, ouvert et sensible à la prévention, il faut construire avec courage et volonté un avenir meilleur pour les jeunes perturbés d’aujourd’hui. Il est toujours possible d’actualiser l’intervention pédagogique de Don Bosco, car elle est fondée sur la nature de tout être humain. Ce sont les critères de la raison, de la religion et de l’amour bienveillant, le trinôme sur lequel tant de jeunes ont été formés pour devenir « d’honnêtes citoyens et de bons chrétiens ».
            Il ne s’agit pas d’une étude abstraite, répétons-le, mais d’un mode de vie, de l’adhésion à un esprit, qui contient des valeurs nées et développées dans l’homme, créé à l’image et à la ressemblance du Créateur. L’extraordinaire prédilection pour les jeunes, le profond respect pour leur personne et leur liberté, le souci d’allier les besoins matériels à ceux de l’esprit, la patience pour vivre au rythme de la croissance ou du changement du jeune en sujet actif et non passif de tout processus éducatif, telle est la synthèse de ce “précieux héritage”.
            Mais il y a un autre aspect. Il y a un compte ouvert avec la société : les jeunes de l’avenir demandent un Don Bosco “universel“, au-delà des frontières de sa famille apostolique. Combien de nos jeunes n’ont jamais entendu parler de Don Bosco !
            Il est urgent de relancer son message, toujours vivant. Si nous négligeons ce processus naturel de réactualisation, nous risquons aussi de tuer les signes positifs présents dans la culture d’aujourd’hui qui, bien qu’avec des sensibilités différentes et des finalités et motivations opposées, a à cœur la promotion humaine du jeune.
            La pédagogie de Don Bosco, avant d’être traduite en documents de réflexion et en écrits systématiques, a pris le visage de tous les jeunes qu’il a éduqués. Chaque page de son système éducatif porte un nom, un fait, une réussite, peut-être aussi des échecs. Le secret de sa sainteté ? Les jeunes ! « Pour vous j’étudie, pour vous je travaille, pour vous je suis prêt à donner ma vie ».
            Aux jeunes sans amour Don Bosco a redonné l’amour. Pour les jeunes sans famille, parce qu’elle n’existait pas ou parce qu’elle était physiquement et spirituellement loin d’eux, Don Bosco a cherché à construire ou à reconstruire l’environnement et le climat de la famille. Homme doté d’une profonde volonté d’amélioration par un changement continuel, Don Bosco s’est laissé guider par la certitude que tous les jeunes, réellement, pouvaient devenir meilleurs. Un germe de bonté, une possibilité de réussite étaient en chaque jeune ; il suffisait de trouver le chemin : « Il prit à cœur le sort de milliers de petits vagabonds et de petits voleurs par abandon ou par misère, gamins et jeunes affamés et sans abri ».
            Ceux que la société mettait en marge étaient pour Don Bosco à la première place, ils étaient l’objet de sa foi. Les jeunes rejetés par la société représentaient même sa gloire ; c’était le défi à relever à un moment de l’histoire où l’attention et le souci éducatif de la société et des organisations étaient dirigés vers les jeunes « comme il faut », le plus « comme il faut » possible.
            Don Bosco a senti la puissance de l’amour dans l’éducateur. Il ne se souciait pas du tout de s’adapter et de se conformer aux systèmes, méthodes et concepts pédagogiques en usage à son époque. Il était un ennemi déclaré d’une éducation qui mettait l’accent sur l’autorité avant tout, qui prônait une relation froide et détachée entre les éducateurs et les élèves. La violence punissait momentanément les vicieux, mais ne les guérissait pas. C’est pourquoi il n’acceptait pas et n’a jamais autorisé les punitions “exemplaires”, censées avoir un effet préventif, en instillant la peur, l’anxiété et l’angoisse.
            Il comprenait qu’aucune éducation n’était possible sans gagner le cœur du jeune ; sa méthode éducative était celle qui conduisait au consensus et à la participation du jeune. Il était convaincu qu’aucun effort pédagogique ne porterait ses fruits tant qu’il n’aurait pas trouvé son fondement dans une entière disponibilité à l’écoute.
            Il y a une caractéristique qui concerne la sphère dans laquelle se déroule l’éducation et qui est typique de la pédagogie de Don Bosco : la création et la préservation d’un climat de joie, où chaque jour devient une fête. Une telle joie n’existe, et il ne peut en être autrement, que dans un contexte de créativité, qui exclut l’ennui, tout sentiment de lassitude de ne pas savoir comment occuper le temps. Dans ce domaine, Don Bosco possédait une inventivité et une habileté extraordinaires qui lui permettaient non seulement de divertir les jeunes, mais de les attirer à lui par des jeux, des récitations, des chants, des promenades. Le monde de la gaieté représentait un passage obligé pour sa pédagogie.
            Les jeunes doivent bien sûr découvrir où se situe leur erreur, et pour cela ils ont besoin de l’aide de l’éducateur, y compris de sa désapprobation, mais celle-ci ne doit absolument pas s’accompagner de violence. La désapprobation est un appel à la conscience. L’éducateur doit être le guide des valeurs et non de sa propre personne. Dans l’intervention éducative, un lien trop fort de l’élève à la personne de l’éducateur peut menacer l’effet favorable de l’activité éducative de l’éducateur ; un mythe, généré par l’émotivité, peut facilement surgir au point d’en faire un idéal absolutisé. Les jeunes ne doivent pas être disposés à faire notre volonté : ils doivent apprendre à faire ce qui est juste et significatif pour leur croissance humaine et existentielle. L’éducateur travaille pour l’avenir, mais il ne peut pas travailler sur l’avenir ; il doit donc accepter d’être continuellement exposé à la révision de son travail, de ses méthodologies et surtout il doit se préoccuper continuellement de découvrir de plus en plus profondément la réalité de l’éduqué, afin d’intervenir au bon moment.
            Don Bosco disait : « Il ne suffit pas que le premier cercle, c’est-à-dire celui de la famille, soit sain, il faut aussi que le deuxième cercle, inévitable, formé par les amis de l’enfant, soit sain. Commencez par lui dire qu’il y a une grande différence entre les camarades et les amis. On ne choisit pas ses camarades ; on les trouve sur les bancs de l’école et sur le lieu de travail ou lors de réunions. Les amis, en revanche, il peut et doit les choisir… N’entravez pas la vivacité naturelle de l’enfant et ne dites pas qu’il est mauvais parce qu’il ne tient pas en place ».
            Mais cela ne suffit pas ; le jeu et le mouvement peuvent occuper une bonne partie, mais pas toute la vie de l’enfant. Le cœur a besoin de sa nourriture propre, il a besoin d’aimer.
             « Un jour, après une série de considérations sur Don Bosco, j’ai invité les garçons de notre centre à exprimer par un dessin, par un mot, par un geste l’image qu’ils s’étaient faite du saint.
            Certains dessinèrent la figure du prêtre entouré de garçons. Un autre dessina un barreau : le visage d’un garçon était esquissé à l’intérieur, tandis que de l’extérieur une main essayait de forcer une chaîne. Un autre encore, après un long silence, représenta deux mains qui se serraient. Un troisième dessina des cœurs à volonté, aux formes les plus variées et, au centre, un demi-buste de Don Bosco, avec beaucoup, beaucoup de mains qui touchaient ces cœurs. Un dernier a écrit un seul mot : père ! La plupart de ces garçons ne connaissent pas Don Bosco. »
             « Je rêvais depuis longtemps de les accompagner à Turin, mais les circonstances ne nous avaient pas toujours été favorables. Et après plusieurs tentatives infructueuses, nous avions réussi à constituer un groupe de huit garçons, tous avec des condamnations pénales. Deux jeunes avaient été autorisés à sortir de prison pendant quatre jours, trois étaient assignés à résidence, les autres étaient soumis à diverses obligations.
            J’aimerais avoir une plume d’artiste pour décrire les émotions que j’ai lues dans leurs yeux pendant qu’ils écoutaient le récit de leurs semblables que Don Bosco avait aidés. Ils déambulaient dans ces lieux bénis comme s’ils revivaient leur propre histoire. Dans les salles du saint, ils suivirent la sainte messe avec un recueillement émouvant. Je les revois fatigués, appuyant leur tête contre la châsse de Don Bosco, les yeux fixés sur son corps, murmurant des prières. Ce qu’ils ont dit, ce que Don Bosco a dit à ces garçons, je ne le saurai jamais. Avec eux, j’ai goûté à la joie de ma vocation. »
            Chez Don Bosco, nous trouvons une sagesse supérieure centrée sur la vie concrète de chaque garçon ou jeune qu’il rencontrait : leur vie devenait sa vie, leurs souffrances devenaient ses souffrances. Il ne se reposait pas tant qu’il ne les avait pas aidés. Les garçons qui entraient en contact avec Don Bosco se sentaient ses amis, ils sentaient qu’il était à leurs côtés, ils percevaient sa présence, ils goûtaient son affection. Ils étaient ainsi en sécurité, moins seuls : pour ceux qui vivent en marge, c’est le plus grand soutien qu’ils puissent recevoir.
            Dans un manuel d’école primaire, jauni et usé par les années, j’ai lu quelques phrases, écrites à l’encre, au bas de l’histoire du jongleur des Becchi. Celui qui les avait écrites était quelqu’un qui avait entendu parler du petit Jean Bosco pour la première fois : « Seul Dieu, sa Parole, est la règle immortelle et le guide de notre comportement et de nos actions. Dieu est là malgré les guerres. La terre, malgré les haines, continue à nous donner le pain pour vivre. »


            Don Alfonso Alfano, sdb