Chez beaucoup d’anciens ascètes chrétiens, influencés par les idées néoplatoniciennes, le corps a souvent été considéré comme un ennemi dont il fallait combattre la corruption, voire comme un objet de mépris dont il ne fallait tenir aucun compte. Beaucoup de spirituels du moyen âge ne se préoccupaient du corps que pour lui infliger des pénitences. Certains collèges du temps perpétuaient les vieilles méthodes. Montaigne lui-même avait dénoncé le traitement subi au collège de Guyenne à Bordeaux. Dans la plupart des écoles du temps, rien n’était prévu pour délasser « frère âne ». Pour Calvin, la nature humaine, totalement corrompue par le péché originel, ne pouvait être qu’une « ordure ».
À l’inverse, beaucoup d’écrivains et d’artistes de la Renaissance exaltaient le corps au point de lui vouer un culte où la sensualité avait une grande part. Quant à « l’infâme Rabelais », il agrandissait démesurément le corps de ses géants et se complaisait dans l’étalage des réalités physiques les plus basses. À l’inverse, beaucoup d’auteurs et d’artistes de la Renaissance exaltaient le corps au point de lui vouer un culte où la sensualité avait une grande part.
Reconnaissance et réalisme salésiens
Fidèle à sa formation et à ses principes, François de Sales propose une vision humaniste du corps, selon une conception chrétienne qui recommande l’amour et la maîtrise du corps. Dans la méditation sur la création, l’auteur de l’Introduction à la vie dévote rappelle à Philothée que Dieu lui a donné non seulement l’entendement, la mémoire la volonté et l’imagination, mais aussi « les yeux pour voir les merveilles de ses ouvrages, la langue pour le louer ». Il ajoute : « Considérez l’être que Dieu vous a donné ; car c’est le premier être du monde visible ». Il conclut : « Je veux […] m’honorer de la condition de l’être qu’il m’a donné ».
Entre la divinisation du corps et son mépris, François de Sales offre une vision réaliste de la nature humaine. En tant que corps animé, l’homme possède la triple « faculté de nourrir, croître et produire ». En cela il ressemble aux plantes et aux animaux qui se nourrissent, croissent et se reproduisent. Manger et boire entretiennent la vie du corps et favorisent sa croissance.
Certes, le corps est voué à la mort, mais ce n’est pas une raison pour le négliger et le dénigrer injustement tant qu’il est vivant. Les maux physiques ne doivent pas porter à la haine du corps ; le mal moral est bien pire. On ne trouve pas non plus chez François de Sales un oubli ou une occultation des réalités corporelles, comme il adviendra un peu plus tard à l’âge classique, et cela malgré les traits de préciosité qui ne manquent pas dans son œuvre.
Cette attitude de François de Sales envers le corps a suscité déjà de son temps quelques réactions scandalisées. Aurait-il manqué parfois de retenue et de pudeur dans certaines de ses expressions ? Dans un chapitre du Traité de l’amour de Dieu, que de bonnes âmes lui avaient conseillé de supprimer sous prétexte qu’il pouvait donner de mauvaises pensées, l’auteur a écrit qu’« on applique une bouche à l’autre quand on se baise, pour témoigner qu’on voudrait verser les âmes l’une dedans l’autre réciproquement, pour les unir d’une union parfaite ». Ailleurs il dira de lui-même : « Ce bon Père dit que je suis une fleur et un vase de fleurs, et un phœnix ; mais en vérité, je ne suis qu’un puant homme, un corbeau, un fumier ».
Ennemi de la pudibonderie, François de Sales ne connaissait pas encore la réserve et les peurs que l’on constatera quelque temps plus tard. Est-ce chez lui une survivance des habitudes du moyen âge ou tout simplement une manifestation de son goût « biblique » ? On n’y trouve en tout cas rien de comparable avec les trivialités rabelaisiennes.
Les dons naturels les plus estimés sont la beauté, la force et la santé. Pour ce qui est de la beauté, François de Sales disait à propos de sainte Brigide, née en Écosse, que « c’était une fille extrêmement belle, car les Écossais sont naturellement beaux et on trouve en ce pays les plus belles créatures qui se puissent voir ». Qu’on songe par ailleurs au répertoire d’images évoquant les perfections physiques de l’époux et de l’épouse empruntées au Cantique des Cantiques. Même si les représentations en sont sublimées et transposées dans le registre spirituel, elles restent significatives d’une atmosphère où l’on exalte la beauté naturelle de l’homme et de la femme. Cependant la beauté extérieure n’est pas la plus importante : « La beauté de la fille de Sion est au-dedans ».
Lien étroit entre le corps et l’âme
Bien loin du dualisme platonicien, François de Sales affirme que nos corps sont « une partie de notre personne ». L’âme personnifiée pourra même dire avec un accent de tendresse : « Cette chair est ma chère moitié, c’est ma sœur, c’est ma chère compagne, née avec moi, nourrie avec moi ».
François de Sales a été très attentif au lien qui unit le corps et l’âme, la santé du corps et celle de l’âme. Chacun peut constater que les infirmités corporelles « ne laissent pas d’incommoder l’esprit, pour l’étroite liaison qui est entre eux ». Inversement, l’esprit agit sur le corps et il peut arriver « que le corps se ressente des affections du cœur et qu’il en devienne las », comme il arriva à Jésus, qui s’assit au bord du puits de Jacob, fatigué par l’intensité de son engagement au service du royaume de Dieu.
Cependant, comme « le corps et l’esprit vont souvent en contraire mouvement, et à mesure que l’un s’affaiblit, l’autre se fortifie », et comme « l’esprit doit régner », « il le faut tellement secourir et établir qu’il demeure toujours le plus fort ». Et si je prends soin du corps, c’est « afin qu’il serve à l’esprit ».
Chez François de Sales la polarité corps-âme est souvent remplacée par celle d’intérieur-extérieur. Un changement à l’intérieur se manifeste à l’extérieur. Si vous réformez votre intérieur, dit François à Philothée, cela se verra dans votre maintien, dans vos yeux, dans votre bouche, dans vos mains, « voire même en vos cheveux ». La pratique de la vertu « rend l’homme intérieurement, et encore extérieurement beau ». Inversement, un changement extérieur, une posture du corps peuvent favoriser un changement intérieur. C’est ainsi que pour la vie spirituelle, il donnera des conseils très pratiques à la personne qui n’a pas de goût à la méditation : « Piquez quelquefois votre cœur par quelque contenance et mouvement de dévotion extérieure ».
Amour et maîtrise du corps
S’agissant de l’attitude à avoir à l’égard du corps et des réalités corporelles, on ne s’étonne pas de voir François de Sales recommander à Philothée avant toute chose la gratitude pour ce don fait à la nature humaine : « Considérez les grâces corporelles que Dieu vous a données : quel corps, quelles commodités de l’entretenir, quelle santé, quelles consolations loisibles pour icelui, quels amis, quelles assistances ».
La vérité, c’est que nous devons aimer notre corps, parce que le corps est requis aux bonnes œuvres, parce qu’il est une partie de notre personne et qu’il est destiné lui aussi à la félicité éternelle. Le chrétien doit aimer son corps comme une image vivante de celui du Sauveur incarné. L’amour de notre corps fait partie de cet amour que nous nous devons à nous-mêmes.
Si l’amour du corps est recommandé, celui-ci doit rester soumis à l’esprit, comme le serviteur à son maître. C’est ce qu’il explique au jeune homme qui va « prendre la haute mer du monde » : « Je vous souhaite encore un cœur vigoureux, lui écrit-il, pour ne point trop flatter votre corps en délicatesse au manger, au dormir et telles autres mollesses ; car enfin, un cœur généreux a toujours un peu de mépris des mignardises et délices corporelles ».
Pour que le corps reste « soumis à la loi de l’esprit », il convient d’éviter les excès, ni le maltraiter, ni le flatter. Il écrit : « Si le travail que vous ferez vous est nécessaire, ou fort utile à la gloire de Dieu, j’aime mieux que vous souffriez la peine du travail que celle du jeûne ». Ce qu’il faut éviter, c’est l’excès de « tendreté » envers soi-même. Avec une ironie subtile mais impitoyable, il s’en prend à cette imperfection non seulement « propre aux enfants, et, si je l’ose dire, aux femmes », mais aussi aux hommes « peu courageux », qui « sont grandement tendres d’eux-mêmes, et ne font jamais autre chose que de se dorloter, mignarder et conserver ».
Prendre soin de sa santé
L’évêque de Genève prenait soin de son corps selon son devoir, il obéissait à son médecin et à ses « infirmières ». Il s’occupait aussi de la santé des autres, conseillant les mesures appropriées. Il écrira par exemple à la mère d’un jeune élève au collège d’Annecy, « qu’il faut faire traiter Charles par les médecins, afin que l’enflure de son ventre ne prenne pas suite ».
L’hygiène est au service de la santé. François de Sales désirait « la netteté et du cœur et du corps ». Il recommandait la propreté, bien différent en cela de saint Hilarion qui disait « qu’il ne fallait point rechercher de la netteté en nos corps, qui ne sont que charognes puantes et toutes pleines d’infection ». Il était de l’avis de saint Augustin et des anciens qui prenaient des bains « pour tenir leurs corps nets des crasses que le hâle et les sueurs sales et adustes produisaient, et les autres pour la santé, qui certes est grandement aidée de la netteté ».
Pour pouvoir travailler et remplir les devoirs de sa charge, chacun devrait prendre ce qui est nécessaire au corps en fait de nourriture et de repos : « Manger peu, travailler beaucoup, avoir beaucoup de tracas d’esprit et refuser le dormir au corps, c’est vouloir tirer beaucoup de service d’un cheval qui est efflanqué et sans le faire repaître ». Le corps a besoin aussi de repos, c’est une évidence. Il estimait que « les veillées du soir sont dangereuses pour la tête et l’estomac », alors que « le lever matin sert à la santé et à la sainteté ».
Éduquer nos sens, surtout les yeux et les oreilles
Les sens sont des dons merveilleux du Créateur. Ils nous mettent en contact avec le monde et nous ouvrent à toutes les réalités sensibles, à la nature, au cosmos. Les sens sont la porte de l’esprit, auquel ils fournissent pour ainsi dire la matière première, car, comme dit la tradition scolastique, rien n’est dans l’intelligence qui n’ait auparavant passé par les sens.
Mais quand François de Sales parle des sens, son intérêt le porte surtout sur le plan éducatif et moral et son enseignement à ce sujet rejoint ce qu’il a dit à propos du corps en général : admiration et vigilance. D’une part, il dira que Dieu nous a donné « les yeux pour voir les merveilles de ses ouvrages, la langue pour le louer, et ainsi des autres facultés », mais sans omettre la recommandation de « mettre sentinelles aux yeux, bouche, oreilles, mains, odorat ».
Il faut commencer par la vue, car « entre toutes les parties extérieures du corps humain, il n’y en a point de plus noble. L’œil est fait pour la lumière ; la preuve en est que « plus les choses sont belles, agréables à la vue et dûment éclairées, plus l’œil les regarde avidement et vivement ». On sait bien qu’entre amants, « les yeux parlent mieux que la langue ».
Il faut aussi prendre garde aux yeux, par lesquels peut entrer la tentation et le péché, comme il advint à Ève, qui se plut à « voir la beauté du fruit défendu », ou à David, qui « arrêta son regard » sur la femme d’Urie. Dans certains cas il faut faire comme on fait avec l’oiseau de chasse, épervier ou faucon : « Qui le veut faire revenir, il lui faut montrer le leurre, qui le veut accoiser, il lui faut mettre le chaperon » ; c’est ainsi que pour éviter les mauvais regards, « il faut divertir les yeux ou les couvrir de leur chaperon naturel ».
On remarque également l’importance qu’il attachait à l’ouïe, aussi bien pour des raisons esthétiques que morales. « Une excellente mélodie écoutée avec grande attention » a cet effet remarquable qu’elle « tient attachées les oreilles ». Mais attention à ne pas dépasser nos capacités auditives : « Pour belle que soit une musique, si elle est forte et trop proche de nous, elle nous importune et offense nos oreilles ». D’autre part, il faut savoir que « le cœur et les oreilles s’entretiennent l’un à l’autre », car c’est par l’oreille qu’il « reçoit les pensées des autres ». C’est par l’oreille aussi qu’entrent au plus profond de l’âme les paroles suspectes, enjôleuses, mensongères ou médisantes, dont il faut se garder car « on empoisonne les âmes par l’oreille, comme le corps par la bouche ».
Les autres sens
Que dire de l’omniprésence des images olfactives ? Une citation parmi tant d’autres : « Le basilic, le romarin, la marjolaine, l’hysope, le clou de girofle, la cannelle, la noix muscade, les citrons et le musc, mis ensemble et demeurant en corps, rendent voirement une odeur bien agréable par mélange de leur bonne senteur ; mais non pas à beaucoup près de ce que fait l’eau qui en est distillée, en laquelle les suavités de tous ces ingrédients, séparées de leur corps, se mêlent beaucoup plus excellemment, s’unissant en une très parfaite odeur qui pénètre bien plus l’odorat qu’elles ne feraient pas, si avec elle et son eau les corps des ingrédients se trouvaient conjoints et unis.
Ne confondons pas cependant le baume sacré avec les parfums du monde corrompu qui nous entoure. Il existe en effet un odorat spirituel, que nous aurions intérêt à cultiver. C’est lui qui nous permet de sentir la présence spirituelle de l’être aimé, mais c’est lui aussi qui fait que nous nous laissons pas arrêter par les mauvaises odeurs de notre prochain. Le modèle, c’est le père qui reçoit « à bras ouverts » l’enfant prodigue qui revient vers lui, « à demi-nu, tout crasseux, souillé et puant des ordures qu’il avait contractées parmi ces vilains animaux ».
À propos du goût, certaines observations de François de Sales pourraient faire penser qu’il était un gourmand-né, voire un éducateur du goût : « Qui ne sait que la douceur du miel s’unit de plus en plus à notre sens par un progrès continuel de savourement, lorsque le tenant longuement en la bouche, ou que l’avalant tout bellement, sa saveur pénètre plus avant le sens de notre goût ». Malgré la douceur du miel, il fallait grandement apprécier le sel, qui est d’un usage plus commun.
Au nom de la sobriété et de la tempérance, il recommandait de savoir renoncer à notre goût personnel en mangeant ce qui est « mis devant » nous, et de se rappeler que « comme il y a une tempérance pour le goût corporel, aussi en faut-il une pour le goût de l’esprit », « une sobriété pour l’esprit comme il y en a une pour le corps ».
Enfin, s’agissant du sens du toucher, c’est surtout dans le sens spirituel et mystique qu’il en parle. C’est ainsi qu’il recommande de « toucher Notre-Seigneur crucifié » : « son chef », « ses mains sacrées », « son précieux corps », « son cœur ». Au jeune homme, qui « va prendre la haute mer du monde », il demande de se gouverner énergiquement et de mépriser les « mollesses », les « mignardises et délices corporelles » : « Je veux donc dire que je voudrais que parfois vous gourmandassiez votre corps à lui faire sentir quelques âpretés et duretés, par le mépris des délicatesses et le renoncement fréquent des choses agréables aux sens ; car encore faut-il quelquefois que la raison fasse l’exercice de sa supériorité et de l’autorité qu’elle a de ranger les appétits sensuels ».
Le corps et la vie spirituelle
Le corps lui-même est appelé à participer à la vie spirituelle qui s’exprime en premier lieu au cours de l’oraison :
Pour vrai, l’essence de la prière est en l’âme, mais la voix, les actions et les autres signes extérieurs, par lesquels on explique l’intérieur, sont des nobles appartenances et très utiles propriétés de l’oraison ; ce sont ses effets et opérations. L’âme ne se contente pas de prier si tout son homme ne prie ; elle fait prier quant et elle les yeux, les mains, les genoux. […] L’âme prosternée devant Dieu tire aisément à son pli tout le corps ; elle lève les yeux ou elle lève le cœur, et les mains, là d’où elle attend le secours.
Il expliquera aussi que « prier en esprit et vérité, c’est prier de bon cœur et affectionnément, sans feinte ni hypocrisie, et au reste y employer tout l’homme, l’âme et le corps, afin que ce que Dieu a conjoint ne soit séparé ».
« Il faut que tout l’homme prie », répétera-t-il aux filles de la Visitation. Mais la meilleure prière est celle de Philothée, quand elle décide d’offrir et de consacrer à Dieu non seulement son âme, son esprit et son cœur, mais aussi son « corps avec tous ses sens » ; c’est ainsi qu’elle l’aimera et le servira véritablement avec tout son être.
Éduquer le corps et ses 5 sens avec saint François de Sales
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