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« Quand je me suis consacré à cette partie du ministère sacré, j’ai eu l’intention de consacrer tous mes efforts à la plus grande gloire de Dieu et au bénéfice des âmes ; j’ai eu l’intention de m’efforcer de faire de bons citoyens sur cette terre, afin qu’ils soient un jour dignes habitants du ciel. Que Dieu m’aide à pouvoir continuer ainsi jusqu’au dernier souffle de ma vie. » Don Bosco


            Les jeunes, et pas seulement eux, attendaient avec impatience le récit du rêve. Don Bosco tint sa promesse, mais avec un jour de retard, au cours du mot du soir du 30 juin, solennité de la Fête-Dieu. Il commença ainsi : « Je suis content de vous voir. Oh ! combien de visages angéliques j’ai devant moi et tous tournés vers moi (rire général). Je pensais qu’en vous racontant ce rêve, je vous ferais peur ! Si j’avais un visage angélique, je pourrais vous dire : regardez-moi ! Et alors toutes vos craintes seraient dissipées. Mais malheureusement, je ne suis que poussière, tout comme vous. Mais nous sommes l’œuvre de Dieu et je peux dire avec saint Paul que vous êtes gaudium meum et corona mea : vous êtes ma consolation et ma couronne. Mais ne vous étonnez pas si, dans la couronne, il y a un Gloria Patri un peu rugueux. Mais venons-en au rêve. Je ne voulais pas vous le raconter, de peur de vous effrayer, mais je me suis dit : un père ne doit rien cacher à ses enfants, d’autant plus s’ils s’intéressent à ce qu’il sait et qu’ils doivent savoir ce que leur père sait et fait. Je suis donc résolu à vous le raconter dans tous ses détails, mais je vous prie de ne lui accorder que l’importance que l’on donne à un rêve ; que chacun prenne la part qui lui plaît le mieux et qui lui est la plus salutaire. Sachez donc que le rêve se fait pendant le sommeil (rire général). Mais sachez aussi que je n’ai pas fait ce rêve maintenant ; je l’ai fait il y a quinze jours, juste au moment où vous terminiez votre retraite. Depuis longtemps, je priais le Seigneur de me faire connaître l’état de l’âme de mes enfants et ce que l’on pouvait faire pour qu’ils progressent davantage dans la vertu et pour extirper certains vices de leur cœur. C’est de cela que j’étais préoccupé, surtout pendant ces exercices spirituels. Grâce à Dieu, ces exercices se sont très bien déroulés, tant pour les étudiants que pour les apprentis. Mais le Seigneur ne s’est pas arrêté là dans ses miséricordes ; il a voulu me faire la grâce de pouvoir lire dans les consciences des jeunes comme dans un livre ; et ce qui est plus admirable, je voyais non seulement l’état présent de chacun, mais les choses qui arriveraient à chacun dans l’avenir. Et cela, d’une manière également extraordinaire pour moi, car il ne m’était jamais arrivé de voir tellement bien, aussi clairement et sans voile, dans les choses futures et dans les consciences des jeunes. C’était la première fois. J’avais aussi beaucoup prié la Sainte Vierge pour qu’elle m’accorde la grâce qu’aucun de vous n’ait le démon dans son cœur, et j’espère que cela m’a aussi été accordé, car j’ai des raisons de croire que vous m’avez tous entièrement ouvert votre conscience. Avec ces pensées, et en priant le Seigneur de me faire connaître ce qui pourrait profiter ou nuire à la santé des âmes de mes chers jeunes, je me suis couché, et voici que j’ai commencé à faire le rêve que je vais vous raconter ici.
            Le préambule commence par un sentiment habituel de profonde humilité ; mais cette fois il se termine par une affirmation de nature à exclure tout doute sur le caractère surnaturel du phénomène.
            Le rêve pourrait s’intituler ainsi : La foi, notre bouclier et notre victoire.

            Il me semblait que j’étais à l’Oratoire avec mes jeunes, qui forment ma gloire et ma couronne. C’était le soir, au crépuscule. Je voyais encore, mais moins bien. En sortant ici du préau, je me dirigeais vers la loge du portier ; mais un nombre immense de jeunes m’entouraient, comme vous avez l’habitude de le faire, parce que nous sommes des amis. Les uns étaient venus pour me saluer, les autres pour me dire quelque chose. J’adressais un mot à celui-ci, un mot à celui-là. J’arrivais ainsi lentement au milieu de la cour, quand j’entendis des aïe ! aïe ! lugubres et prolongés, et un grand bruit, mêlé à des cris aigus de jeunes et à des hurlements féroces, qui venaient du côté de la loge du portier. En entendant ce vacarme inhabituel, les élèves allèrent voir ; mais bientôt, avec les apprentis effrayés, je les vis s’enfuir précipitamment, en criant et en courant vers nous. Beaucoup d’apprentis étaient passés par la porte au fond de la cour.
            Mais comme les cris devenaient de plus en plus forts, avec des accents de douleur et de désespoir, j’ai demandé avec anxiété à tout le monde ce qui s’était passé, et j’ai essayé d’avancer pour apporter de l’aide là où elle était nécessaire. Mais les jeunes qui m’entouraient m’ont retenu. Alors j’ai dit :
            – Mais laissez-moi aller voir ce qui vous fait si peur.
            – Non, non, pour l’amour du ciel, me dirent-ils tous, n’avancez pas, revenez, revenez, il y a un monstre qui va vous dévorer, fuyez, fuyez avec nous, n’y allez pas.
            Cependant, je voulus voir ce qu’il y avait là, et me dégageant des jeunes, j’avançai un peu dans la cour des apprentis, tandis que tous les jeunes criaient :
            -Voyez, voyez !
            – Qu’est-ce qu’il y a là ?
            – Voyez là-bas au fond !
            Je me suis tourné de ce côté et j’ai vu un monstre qui m’a d’abord semblé être un lion gigantesque, comme il n’en existe certainement pas sur la terre. Je l’ai regardé attentivement. Il était hideux, il avait presque l’apparence d’un ours, mais plus féroce et plus hideux. La partie arrière, proportionnellement aux autres membres, était plutôt petite, mais les épaules avant étaient très larges, ainsi que le ventre. Sa tête était énorme, et sa bouche si grande et si ouverte qu’elle semblait faite pour dévorer les gens d’une seule bouchée. De cette bouche sortaient deux grandes dents très longues et acérées, semblables à des épées tranchantes.
            Je me retirai rapidement au milieu des jeunes, qui me demandaient conseil avec anxiété ; mais je n’étais pas exempt de peur et je me trouvais un peu embarrassé. Je répondis néanmoins :
            – Je voudrais pouvoir vous dire ce que vous avez à faire, mais je ne le sais pas moi-même. En attendant, rassemblons-nous sous le préau.
            En disant cela, l’ours entra dans la seconde cour. Il s’avançait vers nous à pas graves et lents, comme quelqu’un qui est sûr de la proie qu’il veut prendre. Nous reculâmes, épouvantés, jusqu’à ce que nous nous retrouvions ici, sous le préau. Les jeunes s’étaient groupés autour de moi. Tous les yeux étaient fixés sur moi :
            – Don Bosco, que devons-nous faire ? – me disaient-ils. Et moi aussi, je regardais les jeunes, mais en silence, sans savoir de quel côté me tourner. Finalement, je me suis exclamé :
            – Tournons-nous vers le fond du préau, vers l’image de la Vierge, agenouillons-nous, prions-la avec ferveur, avec plus de dévotion que d’habitude, pour qu’elle nous dise ce que nous devons faire en ce moment, qu’elle nous fasse savoir qui est ce monstre, qu’elle vienne à notre secours et qu’elle nous libère. S’il s’agit d’un animal féroce, nous essaierons de le tuer d’une manière ou d’une autre ; s’il s’agit d’un démon, Marie nous viendra en aide. Ne craignez rien ! Notre Mère du Ciel pourvoira à notre salut !
            Pendant ce temps, l’ours continuait à s’approcher lentement et rampait presque sur le sol pour prendre de l’élan et bondir.
            Nous nous sommes agenouillés et avons commencé à prier. Quelques minutes de grande consternation se sont écoulées. La bête s’était approchée si près qu’elle aurait pu s’abattre sur nous d’un seul élan. Puis, je ne sais ni quand ni comment, nous nous sommes soudain vus transportés par-dessus le mur et nous nous sommes retrouvés dans le réfectoire des abbés.
            Au milieu du réfectoire, nous pouvions voir la Vierge, qui ressemblait, je ne sais pas, à la statue ici sous le préau, ou à celle du réfectoire, ou à celle sur le dôme, ou à celle dans l’église. Mais quoi qu’il en soit, le fait est qu’elle était toute rayonnante de la plus vive lumière et qu’elle éclairait tout le réfectoire, qui s’était agrandi et surélevé au centuple, comme un soleil au milieu de l’après-midi. Elle était entourée de bienheureux et d’anges, de sorte que la pièce ressemblait à un paradis. Ses lèvres bougeaient comme si elle voulait parler, nous dire quelque chose.
            Nous étions extraordinairement nombreux dans ce réfectoire. Dans nos cœurs, la peur fit place à l’étonnement. Les yeux de tous étaient fixés sur la Vierge qui, d’une voix très douce, nous rassurait.
            – Ne craignez pas, dit-elle ; ayez la foi ; ce n’est qu’une épreuve que mon divin Fils veut vous faire faire.
            Je regardai ensuite attentivement les personnages rayonnants de gloire qui entouraient la Sainte Vierge, et je reconnus Don Alasonatti, Don Ruffino, un certain Michel, un Frère des Écoles chrétiennes (Romano, directeur de la maison du noviciat des Frères à Turin), que certains d’entre vous ont peut-être connu, et mon frère Joseph, ainsi que d’autres qui étaient autrefois dans notre Oratoire, appartenant à la Congrégation et qui sont maintenant au paradis. Avec eux, j’en ai vu d’autres qui sont encore en vie.

***

            Et voici que l’un de ceux qui formaient la cour de la Vierge dit à haute voix : « Surgamus » (levons-nous).
            Nous étions debout et nous ne savions pas ce que cela signifiait, et nous avons dit : – Mais comment surgamus ? Si nous sommes déjà tous debout ! Surgamus ! répéta la même voix plus fort. Les jeunes, immobiles et étonnés, s’étaient tournés vers moi, attendant de moi un signe, et ils ne savaient que faire. Je me suis tourné vers l’endroit d’où venait la voix et j’ai dit :
            – Comment cela ? Que signifie surgamus, alors que nous sommes déjà tous debout ?
            Et la voix m’a répondu avec plus de force : Surgamus ! Je ne comprenais pas ce commandement.
            Alors un de ceux qui étaient avec la Sainte Vierge s’adressa à moi, debout sur une table pour dominer toute la multitude, et il se mit à dire d’une voix d’une force admirable, tandis que les jeunes écoutaient attentivement :
            – Mais toi qui es prêtre, tu devrais comprendre ce surgamus ! Quand tu célèbres la Sainte Messe, est-ce que tu ne dis pas chaque jour sursum corda (élevons notre cœur) ? Comprends-tu par là qu’il faut s’élever matériellement, ou élever les affections du cœur vers le ciel, vers Dieu ?
            Alors j’ai crié aux jeunes :
            – Allons, debout, mes enfants, ravivons, fortifions notre foi, élevons nos cœurs vers Dieu, faisons un acte d’amour et de repentir, faisons un effort de volonté pour prier avec une vive ferveur, faisons confiance à Dieu. J’ai fait un signe et nous nous sommes tous agenouillés.
            Un peu plus tard, alors que nous priions à voix basse avec confiance, une voix s’est à nouveau fait entendre : Surgite (levez-vous) ! Nous nous sommes tous levés et nous nous sommes sentis soulevés du sol par une force surnaturelle, et nous sommes montés. Je ne saurais dire à quelle hauteur, mais je sais que nous étions tous très haut. Je ne saurais pas dire non plus sur quoi nos pieds reposaient. Je me souviens m’être accroché au cadre ou au parapet d’une fenêtre. Tous les jeunes ont ensuite escaladé les fenêtres et les portes. Les uns s’accrochaient de-ci, les autres de-là, certains à des barres de fer, d’autres à des clous solides, d’autres encore à la charpente de la voûte. Nous étions tous soulevés dans les airs et je m’étonnais que nous ne tombions pas à terre.
            Et voici que le monstre que nous avions vu dans la cour entra dans la salle, suivi d’un nombre incalculable de bêtes de diverses espèces, mais toutes féroces. Elles couraient çà et là à travers le réfectoire en poussant des hurlements horribles, elles semblaient avides de combattre, elles paraissaient à tout moment sur le point de se jeter sur nous. Mais elles ne faisaient pas encore mine de nous attaquer. Cependant, elles nous regardaient en levant le museau, les yeux injectés de sang. Nous les observions d’en haut, et je me tenais fermement à cette fenêtre. – « Si je tombais, me disais-je, quel horrible supplice ils feraient de ma personne ! »

***

            Pendant que nous étions dans cette étrange position, une voix sortit de la Madone, chantant les paroles de saint Paul : Sumite ergo scutum fidei inexpugnabile (Prenez donc le bouclier invincible de la foi). C’était un chant si harmonieux, si uni, d’une mélodie si sublime, que nous étions comme en extase. Nous entendions toutes les notes, de la plus grave à la plus aiguë, et nous avions l’impression que cent voix chantaient à l’unisson.
            Nous écoutions ce chant du paradis, lorsque nous avons vu partir du côté de la Vierge un grand nombre de beaux jeunes gens, munis d’ailes et venant du ciel. Ils se sont approchés de nous avec des boucliers à la main et en ont placé un sur le cœur de chacun de nos jeunes. Tous ces boucliers étaient grands, beaux, resplendissants. Ils reflétaient la lumière de la Sainte Vierge et ressemblaient à quelque chose de céleste. Chaque bouclier semblait fait de fer au milieu, puis d’un grand cercle de diamant, et enfin, au bord, d’un cercle d’or très pur. Ce bouclier représentait la foi. Lorsque nous fûmes tous ainsi armés, ceux qui entouraient la Sainte Vierge chantèrent en duo et avec une si belle harmonie que je ne sais quels mots pourraient exprimer une telle douceur. C’était tout ce qu’on peut imaginer de plus beau, de plus suave, de plus mélodieux.
            Pendant que je contemplais ce spectacle et que j’étais absorbé par cette musique, je fus secoué par une voix puissante qui criait : Ad pugnam (Au combat) ! Toutes ces bêtes se mirent à s’agiter furieusement.
            D’un coup, nous sommes tous tombés debout sur le sol, et chacun de nous s’est mis à combattre les bêtes, protégé par le bouclier divin. Je ne saurais dire si nous avons combattu dans le réfectoire ou dans la cour. Le chœur céleste continuait ses harmonies. Les monstres nous lançaient des boules de plomb, tandis que des lances, des foudres et autres projectiles de toutes sortes sortaient de leurs mâchoires avec des vapeurs. Mais ces armes ne nous atteignaient pas ou frappaient nos boucliers et rebondissaient. Les ennemis, eux, voulaient blesser et tuer et se précipitaient à l’assaut, mais ils ne pouvaient nous infliger aucune blessure ; tous leurs coups frappaient impétueusement ces boucliers, ils s’y brisaient les dents et s’enfuyaient. Par vagues successives, ces masses de bêtes redoutables se suivaient les unes les autres, mais elles connurent toutes le même sort.
            La lutte fut longue. Enfin, la voix de la Vierge se fit entendre : Haec est victoria vestra, quae vincit mundum, fides vestra (Voici la victoire qui a vaincu le monde : votre foi, 1 Jn 5,4).
            À cette voix, cette multitude de bêtes effrayées s’enfuit précipitamment et disparut. Nous sommes restés libres, en sécurité, victorieux dans cette immense salle du réfectoire, toujours illuminée par la lumière éclatante de la Vierge.
            Alors j’ai regardé attentivement ceux qui portaient ce bouclier. Ils étaient des milliers. J’ai vu, entre autres, Don Alasonatti, Don Ruffino, mon frère Joseph et le Frère des Écoles Chrétiennes qui avait combattu avec nous.
            Mais les yeux de tous les jeunes ne pouvaient se détacher de la Sainte Vierge. Elle entonnait un cantique d’action de grâce qui suscita en nous une joie nouvelle et une extase indescriptible. Je ne sais pas si l’on peut entendre au ciel un cantique aussi beau.

***

            Mais notre joie fut soudain troublée par des cris déchirants et des gémissements mêlés à des hurlements féroces. Il semblait que nos jeunes étaient déchirés par ces bêtes qui s’étaient échappées de ce lieu quelques instants plus tôt. J’ai immédiatement voulu sortir pour voir ce qui se passait et porter secours à mes enfants, mais je n’ai pas pu sortir, car à la porte se trouvaient les jeunes qui me retenaient et ne voulaient à aucun prix que je sorte. J’ai fait tous les efforts possibles pour me libérer et je leur ai dit :
            – Mais laissez-moi aller aider ceux qui crient. Je veux voir mes jeunes et si on leur fait du mal ou si on les tue, je veux mourir avec eux. Je veux y aller, même au prix de ma vie. Et m’arrachant à leurs mains, je suis allé sous le portique. Oh ! quel misérable spectacle ! La cour était jonchée de morts, de moribonds et de blessés.
            Épouvantés, les jeunes cherchaient à fuir d’un côté et de l’autre, poursuivis par tous ces monstres qui se précipitaient sur eux, enfonçaient leurs dents dans les membres et les déchiraient. À tout moment il y avait des jeunes qui tombaient et expiraient en poussant des cris de douleur.
            Mais celui qui faisait le plus grand carnage était cet ours qui était apparu le premier dans la cour des apprentis. Avec ses deux dents en forme d’épée, il transperçait la poitrine des jeunes de droite à gauche et de gauche à droite, et ceux qui avaient une double blessure au cœur tombaient morts misérablement.
            Je me mis résolument à crier :
            – Courage, mes chers jeunes !
            Beaucoup de jeunes gens se réfugièrent près de moi. Mais l’ours, en me voyant, se précipita sur moi. Prenant courage, je fis quelques pas vers lui. Pendant ce temps, quelques jeunes parmi ceux qui étaient dans le réfectoire et qui avaient déjà vaincu les bêtes, vinrent sur le seuil et se joignirent à moi. Ce prince des démons s’avança contre moi et contre eux, mais il ne put nous blesser, car nous étions défendus par les boucliers. Il ne put même pas nous toucher, car en les voyant, il reculait effrayé et avec une sorte de révérence. Puis, regardant fixement ses longues dents en forme d’épée, je lus deux mots écrits en grosses lettres. Sur l’une était écrit Otium, et sur l’autre Gula.
            Stupéfait, je me suis dit : Est-il possible que dans notre maison, où tout le monde est si occupé, où il y a tant à faire qu’on ne sait même pas où mettre la tête pour venir à bout de nos occupations, il y ait des gens qui pèchent par oisiveté ? Et quant aux jeunes, il me semble qu’ils travaillent, qu’ils étudient à temps et à contretemps, et que dans les loisirs ils ne perdent pas de temps. – Et je ne pouvais m’en donner la raison.
            Mais on m’a répondu :
            – Pourtant, on perd des tas de demi-heures !
            – Et la gourmandise alors ? continuai-je ; parmi nous, il semble que même si nous le voulions, nous ne pourrions pas commettre beaucoup de péchés de gourmandise. Nous n’avons pas l’occasion d’être intempérants. La nourriture n’est pas recherchée et les boissons non plus. On donne à peine ce qui est nécessaire. Comment donc l’intempérance peut-elle se produire et conduire à l’enfer ?
            De nouveau on me répondit :
            – Ô prêtre ! Tu penses que tu as de grandes connaissances morales et que tu as déjà beaucoup d’expérience, mais en cela tu ne sais rien, tu es nouveau. Ne sais-tu pas que l’on peut commettre une gourmandise, une intempérance, même en buvant de l’eau ?
            Non content de cela, je voulais une explication plus claire, et comme le réfectoire était encore éclairé par la Vierge, je suis allé tout triste vers le Frère Michel pour lui demander d’éclaircir mon doute. Michael me répondit :
            – Eh ! mon cher ami, dans ce domaine tu es encore novice. Je vais t’expliquer ce que tu demandes.
            En ce qui concerne la gourmandise, sache que l’on peut pécher par intempérance, quand on mange ou boit plus qu’il n’est nécessaire à table. On commet l’intempérance en dormant ou quand on fait quoi que ce soit pour le corps qui dépasse le besoin, qui n’est pas nécessaire. En ce qui concerne l’oisiveté, sache qu’on entend par là non seulement le fait de ne pas travailler et d’occuper ou non son temps libre à se divertir, mais aussi le fait de laisser libre cours à son imagination en pensant à des choses dangereuses. Il y a aussi oisiveté lorsque, en étudiant, on s’amuse au détriment des autres, lorsqu’on perd certaines heures en lectures frivoles, ou que l’on reste inerte sans s’occuper d’autrui, en se laissant gagner par un moment de paresse, et surtout lorsque, à l’église, on ne prie pas et que l’on s’ennuie des choses de la piété. L’oisiveté est le père, la source, la cause de beaucoup de mauvaises tentations et de tous les maux. Quant à toi, qui es le directeur de ces jeunes, tu dois veiller à éloigner d’eux ces deux péchés, en essayant de raviver en eux la foi. Si tu peux amener tes jeunes à être tempérants dans les petites choses que j’ai dites, ils vaincront toujours le diable et, avec la tempérance, leur viendront l’humilité, la chasteté et les autres vertus. Et s’ils occupent bien leur temps, ils ne tomberont jamais dans les tentations de l’ennemi infernal et vivront et mourront comme des saints chrétiens.

***

            En entendant ces choses, je l’ai remercié pour cette belle instruction, et ensuite, pour vérifier si ce que je voyais était la réalité ou un simple rêve, j’ai essayé de toucher sa main, mais je n’ai pas pu la serrer. J’essayai de la serrer une deuxième fois, puis une troisième, mais en vain : je ne serrais que de l’air. Pourtant, je voyais toutes ces personnes, elles parlaient, elles semblaient vivantes. Je me suis approché de Don Alasonatti, de Don Ruffino, de mon frère, mais je n’ai pas pu leur serrer la main.
            J’étais hors de moi et je m’écriai :
            – Mais tout ce que je vois est vrai ou non ? N’ont-ils pas l’air d’être des personnes ? Ne les ai-je pas entendus parler ?
            Le Frère Michel me répondit :
            – Tu devrais savoir, car tu l’as étudié, que tant que l’âme n’est pas réunie au corps, il est inutile d’essayer de me toucher. Tu ne peux pas toucher les purs esprits. C’est seulement pour être vus par les mortels que nous devons reprendre notre figure. Mais lorsque nous ressusciterons tous au Jugement, nous reprendrons nos corps immortels et spiritualisés.
            J’ai alors voulu m’approcher de la Sainte Vierge, qui semblait avoir quelque chose à me dire. J’étais presque près d’elle, lorsqu’un nouveau bruit et de nouveaux cris stridents me parvinrent à l’oreille. Je voulus aussitôt quitter le réfectoire pour la seconde fois, mais en sortant, je me suis réveillé.


            À la fin de son récit, Don Bosco ajouta les observations et les recommandations suivantes : « Quoi qu’il en soit de ce rêve tissé de fils si variés, le fait est qu’on y répète et explique les paroles de saint Paul. Mais l’abattement et la prostration de mes forces provoqués par ce rêve furent tels que je priai le Seigneur de ne plus permettre qu’un tel rêve se présente de nouveau à mon esprit. Mais voici que la nuit suivante, j’ai eu de nouveau le même rêve, avec la fin que je n’avais pas vue la nuit précédente. Je bougeai et criai tellement que Don Berto entendit le bruit et vint au matin me demander pourquoi j’avais crié et si j’avais passé la nuit sans dormir. Ces rêves m’ont fatigué beaucoup plus que si j’avais passé toute la nuit à veiller et à écrire. Comme vous le voyez, il s’agit d’un rêve, et je ne souhaite pas lui donner une quelconque autorité, mais seulement y voir un rêve, sans aller plus loin. Je ne voudrais qu’on écrive sur lui dans notre maison, ou ici, ou là, pour que les gens du dehors, qui ne connaissent pas l’Oratoire, ne disent pas, comme ils l’ont déjà dit, que Don Bosco fait vivre ses jeunes avec des songes. Mais de cela je ne me soucie guère, qu’ils disent ce qu’ils veulent. Mais que chacun tire du rêve ce qui vaut pour lui. Pour l’instant, je ne vous donne pas d’explications, car il est facile à comprendre pour tous. Ce que je vous recommande vivement, c’est de raviver votre foi, en la préservant surtout au moyen de la tempérance et en fuyant l’oisiveté. Soyez les ennemis de ces deux choses, et soyez les amis de l’autre. Je reviendrai sur ce sujet dans d’autres soirées. En attendant, je vous souhaite une bonne nuit ».
(MB XII, 348-356)