Le 16 juin, Don Bosco demanda aux jeunes de faire une prière spéciale pour que Dieu convertisse ceux du singe, qui, dit-il, n’étaient pas très nombreux. Et le 18 au soir, il raconta la petite histoire suivante, une sorte de rêve, comme il l’appela en une autre occasion. Mais sa manière de raconter correspondait, selon Ruffino, à celle de Baruch racontant les visions de Jérémie : « Il prononçait de sa bouche toutes ces paroles comme s’il les lisait, et je les écrivais dans le livre avec de l’encre (Baruch XXXVI).
Don Bosco parlait ainsi.
C’était la nuit du 14 au 15 du mois. Alors que je venais à peine de m’endormir, j’entendis un grand coup sur le sommier, comme si quelqu’un l’avait frappé avec une planche. D’un coup j’étais assis sur mon lit en pensant aussitôt à un coup de tonnerre. Je regardai de-ci de-là, mais je n’ai rien vu. Convaincu que je rêvais et que rien n’était réel, je me suis recouché.
Mais à peine avais-je commencé à me rendormir qu’un deuxième coup a frappé mes oreilles et m’a secoué. Je me relève de nouveau sur le coussin, je sors du lit, je cherche, je regarde sous le lit, sous la table et dans tous les coins de ma chambre, mais je n’ai rien vu. Alors je me suis mis entre les mains du Seigneur, j’ai pris l’eau bénite et je me suis recouché. C’est alors que mon esprit a vagabondé et que j’ai vu ce que je vais raconter.
Il me semblait que j’étais dans la chaire de notre église et que je commençais le sermon. Les jeunes étaient tous assis à leur place, les yeux fixés sur moi, et ils attendaient attentivement que je prenne la parole. Mais je ne savais pas sur quel sujet je devais parler, ni comment je devais commencer le sermon. J’avais beau faire appel à ma mémoire, mon esprit restait stérile et vide. Je suis resté confus et anxieux pendant un moment, car je n’avais jamais connu un tel embarras en tant d’années de prédication. C’est alors que je vis notre église se transformer d’un coup en une grande vallée. Je cherchais les murs de l’église et ne les voyais plus, et je ne voyais plus aucun jeune. J’étais très étonné et je n’arrivais pas à me persuader de ce changement de décor.
– Mais qu’est-ce que c’est ? me dis-je en moi-même ; il y a un instant, j’étais dans l’église, dans la chaire, et maintenant je me retrouve dans cette vallée ! Est-ce que je rêve ? Que suis-je en train de faire ? – Alors j’ai décidé de traverser cette vallée. J’ai marché un moment et tandis que je cherchais quelqu’un pour dire mon étonnement et demander des explications, je vis un beau palais avec de nombreux grands balcons ou vastes terrasses, comme on veut les appeler ; ils formaient un ensemble admirable. Devant le palais, il y avait une grande place. Dans un coin de celle-ci, sur la droite, j’ai découvert un grand nombre de jeunes rassemblés autour d’une Dame qui distribuait à chacun un foulard. Ils prenaient le foulard et montaient se ranger les uns derrière les autres sur cette longue terrasse à balustrade.
Je me suis approché moi aussi de cette Dame et j’ai entendu qu’en remettant les foulards, elle disait à chacun des jeunes les mots suivants :
– Ne le déplie jamais quand le vent souffle ; mais si le vent te surprend quand tu l’as déplié, tourne-toi immédiatement vers la droite, jamais vers la gauche.
J’observais tous ces jeunes, mais à ce moment-là, je ne reconnaissais aucun d’entre eux. Lorsque la distribution des foulards fut terminée, tous montèrent sur la terrasse. Ils formèrent une longue file l’un derrière l’autre et restaient là sans dire un mot. Je continuais à observer et je vis un jeune qui commençait à sortir son foulard et à le déplier, puis les autres jeunes, petit à petit, sortirent le leur et le déplièrent, jusqu’à ce que je les voie tous tenir leur foulard étendu. Il était grand, brodé d’or avec grand art, et on pouvait y lire ces mots, également en or, qui le couvraient tout entier : – Regina virtutum (Reine des vertus).
Mais voici que, du nord, c’est-à-dire à gauche, commença à souffler un air léger, qui devint de plus en plus fort, et enfin le vent se leva. Dès que le vent commença à souffler, je vis certains jeunes qui pliaient immédiatement leur foulard et le cachaient ; d’autres se tournaient sur le côté droit. D’autres encore restèrent immobiles, le foulard déplié.
Quand le vent se mit à souffler très fort, un nuage commença à apparaître et à grossir au point d’obscurcir bientôt tout le ciel. Puis se leva un tourbillon, un grand orage éclata et le tonnerre gronda de manière effrayante, la grêle tombait, puis la pluie, et enfin la neige.
Pendant ce temps, beaucoup de jeunes étaient là avec le foulard déplié. La grêle s’abattait sur ce foulard, le transperçant de part en part ; les gouttes de pluie semblaient avoir une pointe, et les flocons de neige y faisaient des trous. En un instant, tous ces foulards furent abîmés et criblés, de sorte qu’ils n’avaient plus rien de beau.
Ce fait suscita en moi une telle stupéfaction que je n’ai pas su comment l’expliquer. Le pire, c’est qu’en m’approchant de ces jeunes que je ne connaissais pas auparavant, je les reconnaissais maintenant tous distinctement, après les avoir regardés de plus près. C’étaient mes jeunes de l’Oratoire. M’étant approché encore plus près, je les interrogeai :
– Qu’est-ce que tu fais ici ! C’est toi un tel ?
– Oui, c’est moi ! Vous voyez, il y a aussi un tel et un tel et un tel.
Je me suis rendu ensuite à l’endroit où cette Dame distribuait les foulards. Voyant là d’autres hommes, je leur ai demandé :
– Qu’est-ce que tout cela signifie ?
La Dame se tourna vers moi et me répondit :
– N’as-tu pas vu ce qui était écrit sur ces foulards ?
– Si : Regina virtutum.
– Ne sais-tu pas pourquoi ?
– Si, je le sais.
– Eh bien, ces jeunes ont exposé la vertu de pureté au vent des tentations. Quelques-uns s’enfuirent dès qu’ils s’en sont aperçus et cachèrent le foulard. Ceux qui ont été surpris et n’ont pas eu le temps de le cacher, se sont tournés vers la droite : ce sont ceux qui, dans le danger, se tournent vers le Seigneur, en tournant le dos à l’ennemi. D’autres sont restés avec le foulard ouvert à la tentation qui les fit tomber dans les péchés.
À cette vue, j’étais navré et quasi désespéré en voyant le petit nombre de ceux qui avaient conservé cette belle vertu. J’ai pleuré de tristesse et, lorsque j’ai pu me calmer, j’ai demandé :
– Mais comment se fait-il que les foulards soient restés percés, non seulement par la tempête, mais aussi par la pluie et la neige ? Ces gouttes, ces flocons de neige indiquent peut-être les petits péchés, c’est-à-dire les péchés véniels ?
– Ne sais-tu pas qu’en ce domaine non datur parvitas materiae ? (il n’y a pas de matière légère). Mais ne t’inquiète pas, viens voir !
L’un des hommes s’avança devant le balcon, fit signe aux jeunes et cria :
– À droite !
Presque tous les jeunes se tournèrent vers la droite, mais certains ne bougèrent pas de leur place et leur foulard finit par être entièrement déchiré. Je vis alors le foulard de ceux qui s’étaient tournés vers la droite devenir très serré, tout rapiécé et recousu, de sorte qu’on n’y voyait plus aucun trou. Mais ils étaient en si mauvais état qu’ils faisaient pitié. Ils n’avaient plus aucune régularité. Certains mesuraient trois paumes, d’autres deux, d’autres une.
Alors la Dame ajouta :
– Ce sont ceux qui ont eu le malheur de perdre la belle vertu, mais ils se sont rattrapés par la confession. Les autres, qui n’ont pas bougé, ce sont ceux qui continuent à pécher et qui iront peut-être à la perdition.
Enfin elle me dit :
– Nemini dicito, sed tantum admone (Ne le dis à personne, mais avertis seulement).
(MB VI, 972-975)
Le foulard de la pureté (1861)
🕙: 5 min.