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            Voici le rêve qui décida Don Bosco à lancer l’apostolat missionnaire en Patagonie.
            Il le raconta pour la première fois à Pie IX en mars 1876. Il le répéta ensuite en privé à quelques salésiens. Le premier à recevoir ce récit confidentiel fut Don Francesco Bodrato, le 30 juillet de la même année. Et le soir même de ce jour, Don Bodrato le racontait à Don Giulio Barberis, à Lanzo, où il était allé passer quelques jours de vacances avec un groupe de novices.
            Trois jours plus tard, Don Barberis se rendit à Turin et lors d’une conversation avec le saint dans la bibliothèque en faisant quelques pas, il entendit lui aussi le récit. Don Giulio se garda bien de lui dire qu’il l’avait déjà entendu, heureux de l’entendre répéter de sa propre bouche, et aussi parce que Don Bosco, en racontant ces histoires, ajoutait chaque fois un nouveau détail intéressant.
            Don Lemoyne l’a également appris de la bouche de Don Bosco, et Don Barberis et Don Lemoyne le mirent par écrit. Don Bosco, dit le père Lemoyne, leur a dit qu’ils étaient les premiers à qui il avait révélé en détail ce genre de vision, que nous racontons ici presque mot à mot.


            Il m’a semblé que je me trouvais dans une région sauvage et totalement inconnue. C’était une immense plaine, entièrement inculte, dans laquelle on ne voyait ni collines ni montagnes. Aux extrémités, cependant, tout au fond, s’élevaient de hautes montagnes. Je vis des foules d’hommes qui parcouraient la plaine. Ils étaient presque nus, d’une taille et d’une stature extraordinaires, d’un aspect féroce, avec des cheveux longs et hirsutes ; ils avaient la peau tannée et noirâtre et étaient vêtus seulement de larges manteaux faits de peaux de bêtes qui pendaient de leurs épaules. Ils avaient comme armes une sorte de longue lance et la fronde (le lasso).
            Ces foules d’hommes, dispersées çà et là, offraient au spectateur des scènes différentes. Les uns couraient en chassant des bêtes ; les autres allaient, portant des morceaux de chair sanglante fichés à la pointe de leurs lances. Les uns se battaient entre eux ; d’autres en venaient aux mains avec des soldats habillés à l’européenne, et le sol était jonché de cadavres. Je tremblais devant ce spectacle, et c’est alors qu’apparurent, à l’extrémité de la plaine, un grand nombre de personnages que je reconnus, d’après leurs vêtements et leurs manières, comme étant des missionnaires de divers ordres religieux. Ils s’approchaient pour prêcher la religion de Jésus-Christ à ces barbares. Je les regardais bien, mais je n’en connaissais aucun. Ils allèrent au milieu de ces sauvages, mais les barbares, dès qu’ils les virent, se jetèrent sur eux avec une fureur diabolique et une joie infernale. Ils les tuèrent tous, les écartelaient férocement, les coupaient en morceaux, et enfonçaient les morceaux de chair à la pointe de leurs longues piques. Puis on voyait se répéter de temps en temps les scènes des escarmouches précédentes entre eux et avec les peuples voisins.
            Après avoir observé ces faits horribles, je me suis dit : – Comment pouvons-nous convertir des gens aussi brutaux ? – Alors je vois au loin un groupe d’autres missionnaires s’approcher des sauvages ; ils avaient l’air joyeux et étaient précédés d’une foule de jeunes. Je tremblais en pensant : – Ils viennent pour se faire tuer. – Je m’approchai d’eux : c’étaient des clercs et des prêtres. Je les regardai attentivement et je les reconnus : c’étaient nos salésiens. Je connaissais les premiers, et bien que je n’aie pas pu connaître personnellement beaucoup d’autres venus à leur suite, j’ai compris qu’ils étaient eux aussi des missionnaires salésiens, ils étaient des nôtres.
            – Qu’est-ce que cela ? me suis-je exclamé. Je ne voulais pas les laisser continuer et j’étais là pour les arrêter. Je m’attendais à ce qu’ils subissent à tout moment le même sort que les anciens missionnaires. Je voulais leur faire rebrousser chemin, quand je vis que leur apparition mettait en joie toutes ces foules barbares qui baissaient leurs armes, déposaient leur férocité et accueillaient nos Missionnaires avec de grandes marques de déférence. Stupéfait, je me suis dit : – Voyons comment cela va se terminer ! – Et je vis que nos Missionnaires s’avançaient vers ces hordes de sauvages ; ils les instruisaient, et eux écoutaient volontiers leur voix ; ils les enseignaient, et eux apprenaient avec soin ; ils les avertissaient, et eux acceptaient et mettaient en pratique leurs recommandations.
            En regardant bien, je remarquais que les Missionnaires récitaient le chapelet, tandis que les sauvages, qui couraient de tous côtés, s’écartaient sur leur passage et répondaient de bon cœur à cette prière.
            Au bout d’un moment, les Salésiens allèrent se placer au centre de la foule qui les entourait, et ils s’agenouillèrent. Les sauvages déposèrent leurs armes à terre aux pieds des Missionnaires en fléchissant eux aussi les genoux.
            Et voici que l’un des Salésiens entonna : Louez Marie, ô langues fidèles, et toute cette troupe, d’une seule voix, continua le chant de louange, si bien à l’unisson et avec une telle force dans la voix, que, presque effrayé, je me suis réveillé.
            J’ai fait ce rêve il y a quatre ou cinq ans. Il a fait une grande impression sur moi, pensant qu’il s’agissait d’un avertissement céleste. Cependant, je n’ai pas vraiment compris sa signification particulière. J’ai cependant compris qu’il s’agissait de missions à l’étranger, ce qui avait été auparavant mon souhait le plus ardent.


            Le rêve s’est donc produit vers 1872. Don Bosco crut d’abord qu’il s’agissait des peuples de l’Éthiopie, puis il pensa aux environs de Hong-Kong, puis aux habitants de l’Australie et des Indes. Ce n’est qu’en 1874, lorsqu’il reçut, comme nous le verrons, l’invitation pressante à envoyer des Salésiens en Argentine, qu’il sut clairement que les sauvages qu’il avait vus en rêve étaient les indigènes de cette immense région, alors presque inconnue, qu’était la Patagonie.
(MB X, 53-55)