🕙: 11 min.
image_pdfimage_print

(suite de l’article précédent)

Débuts d’une nouvelle étape
            Dès lors tout ira très vite. François devenait un autre homme : « Lui, perplexe, inquiet, mélancolique, commente A. Ravier, prend aussitôt des décisions, ne traîne plus le long de ses chemins, il redevient un fonceur ».
            Dès le lendemain 10 mai, il revêt l’habit ecclésiastique. Le surlendemain, il se présente au vicaire général du diocèse. Le 12 mai, il prend possession de sa charge dans la cathédrale d’Annecy et rend visite à l’évêque, Mgr Claude de Granier. Le 13 mai, il préside pour la première fois les offices dans la cathédrale. Puis il règle ses affaires temporelles, abandonnant son titre de seigneur de Villaroget et ses droits d’aînesse et renonçant à la magistrature à laquelle son père l’avait destiné. Du 18 mai au 7 juin, il se retire avec son ami et confesseur, Amé Bouvard, au château de Sales pour se préparer aux ordinations. Une dernière fois, il est assailli de doutes et de tentations ; il en sort vainqueur, persuadé que Dieu lui avait fait « beaucoup de miséricordes » pendant cette retraite. Il prépare l’examen canonique pour l’admission aux ordres.
            Invité pour la première fois par l’évêque à prêcher le jour de Pentecôte, qui tombait cette année le 6 juin, il prépara avec grand soin son premier sermon pour ce jour auquel « non seulement les vieux mais aussi les jeunes doivent prêcher », mais l’arrivée imprévue d’un autre prédicateur l’empêcha de le prononcer. Le 9 juin, Mgr de Granier lui conféra les quatre ordres mineurs et deux jours plus tard il fut promu à l’ordre du sous-diaconat.
            Dès lors commençait pour lui une intense activité pastorale. Le 24 juin, fête de saint Jean-Baptiste, il prêcha pour la première fois en public avec un grand courage, non sans avoir connu auparavant le trac, au point qu’il avait dû s’étendre quelques instants sur son lit avant de monter en chaire. À partir de là, les sermons vont se multiplier.
            Une initiative hardie pour un simple sous-diacre fut la fondation à Annecy d’une association, appelée à regrouper non seulement des ecclésiastiques, mais surtout des laïcs, hommes et femmes, sous le titre de « Confrérie des pénitents de la Sainte-Croix ». Lui-même en rédigea les statuts, que l’évêque confirma et approuva. Érigée le 1er septembre, elle débuta le 14 septembre 1593. Les confrères furent tout de suite très nombreux et, parmi les premiers inscrits, François eut la joie de compter son père et, quelques mois plus tard, son frère Louis. Les statuts prévoyaient non seulement des célébrations, des prières et des processions, mais aussi des visites aux malades et aux prisonniers. Au début, les mécontents ne manquèrent pas, notamment dans les communautés religieuses, mais on se rendit vite compte que leur témoignage était convaincant.
            François fut ordonné diacre le 18 septembre et prêtre trois mois plus tard, le 18 décembre 1593. Après trois jours de préparation spirituelle, il célébra sa première messe le 21 décembre et prêcha à Noël. Peu de temps après, il eut la joie de baptiser sa petite sœur Jeanne, la dernière-née de madame de Boisy. Son installation officielle comme prévôt de la cathédrale se fit peu après les fêtes, vers la fin du mois de décembre. Elle se signala par une « harangue » en latin, qui fit une impression d’autant plus profonde sur l’évêque et sur les membres du chapitre de la cathédrale que le sujet était brûlant : recouvrer l’antique siège du diocèse, qui était à Genève. Tous en demeuraient bien d’accord : il fallait reconquérir Genève, la cité de Calvin qui avait mis le catholicisme hors la loi. Oui, mais comment ? Avec quelles armes ? Et tout d’abord quelle était la cause de cette déplorable situation ? La réponse du prévôt n’a pas dû plaire à tout le monde : « Ce sont les exemples des prêtres pervers, les actions, les paroles, en un mot, l’iniquité de tous, mais surtout des ecclésiastiques ». Suivant la manière des prophètes, François de Sales n’analysait pas les causes politiques, sociales ou idéologiques de la réforme protestante ; il ne prêchait pas non plus la guerre contre les hérétiques, mais la conversion de tous. La fin de l’exil ne s’obtiendra que par la pénitence et par la prière, en un mot par la charité :

C’est par la charité qu’il faut ébranler les murs de Genève, par la charité qu’il faut l’envahir, par la charité qu’il faut la recouvrer. […] Je ne vous propose ni le fer, ni cette poudre dont l’odeur et la saveur rappellent la fournaise infernale […]. C’est par la faim et la soif, endurées non par nos adversaires mais par nous-mêmes, que nous devons repousser l’ennemi.

            Après ce discours, Charles-Auguste affirme qu’il « descendit de sa forme (stalle) à l’applaudissement de toute l’assistance », mais on peut supposer que certains chanoines furent irrités par les semonces du jeune prévôt.
            Celui-ci, qui aurait pu se contenter de « faire régner dans le chapitre la discipline canoniale et l’exacte observance des statuts », se livra à un travail pastoral de plus en plus intense: confessions, prédications à Annecy et dans les villages, visites des malades et des prisonniers. En cas de besoin, il faisait profiter les autres de ses connaissances juridiques, apaisait les querelles et discutait avec les huguenots. De janvier 1594 jusqu’au début de sa mission dans le Chablais en septembre, son activité de prédicateur a dû connaître un début prometteur. Son père n’était pas habitué à un zèle aussi remuant et à des prédications aussi fréquentes :

Un jour, il me prit à part et me dit : Prévôt, tu prêches trop souvent ; j’entends même en des jours ouvriers sonner la cloche pour prêcher, et toujours on me dit : C’est le prévôt ! le prévôt ! De mon temps il n’en était pas ainsi, les prédications étaient bien plus rares ; mais aussi quelles prédications ! Dieu le sait, elles étaient doctes, bien étudiées ; on disait des merveilles, on alléguait plus de latin et de grec en une que tu ne fais en dix : tout le monde en était ravi et édifié, on y courait à grosses troupes ; vous eussiez dit qu’on allait recueillir la manne. Maintenant tu rends cet exercice si commun, qu’on n’en fait plus d’état, et on n’a plus tant d’estime de toi.

            François n’était pas de cet avis : pour lui, « blâmer un laboureur ou un vigneron de cultiver trop bien sa terre, était lui donner de vraies louanges ».

Les débuts de son amitié avec Antoine Favre
            Les humanistes avaient le goût de l’amitié, occasion d’échanger des lettres où les témoignages d’affection pouvaient s’exprimer en termes choisis, nourris de l’antiquité classique. François de Sales avait certainement lu le De amicitia de Cicéron. Qu’un ami véritable est une douce chose ! dit la maxime dont François a pu apprécier la justesse, au moment où sa vie prenait son orientation définitive, grâce à son amitié avec le sénateur Antoine Favre. Celui-ci avait alors trente-six ans, il était sénateur depuis six ans et François en avait dix de moins. Ils se connaissaient de réputation et François avait déjà cherché à entrer en contact avec lui. Au reçu de cette lettre, le jeune prévôt de Sales exultait :

J’ai reçu votre lettre, très illustre et vertueux sénateur, et ce gage précieux et inattendu de votre bienveillance pour moi m’a tellement rempli de joie et d’admiration que mon esprit demeure impuissant à vous exprimer ces sentiments.

            Au-delà de la rhétorique bien visible, favorisée par l’emploi de la langue latine, ce fut le début d’une amitié qui dura jusqu’à la mort. À la « provocation » du « très illustre et très vertueux sénateur » François répondit par une réponse adaptée : si son ami est descendu le premier dans cette pacifique arène de l’amitié, on verra qui y demeurera le dernier, car il est « un combattant qui par nature est très ardent dans ces sortes de luttes ». Ce premier échange fera naître en eux le désir de se rencontrer, car « que l’admiration excite le désir de connaître, c’est une maxime assurée qui s’apprend avec les rudiments de la philosophie ». Les lettres vont se suivre rapidement.
            Fin octobre, François lui répond pour le remercier de lui avoir procuré une autre amitié, celle de François Girard. Il a lu et relu les lettres de Favre « plus de dix fois ». Le 30 novembre, Favre le presse d’accepter la dignité de sénateur, mais sur ce terrain-là, il ne sera pas suivi. Début décembre, François lui annonce que sa « très chère mère » a donné le jour à son treizième enfant. Vers la mi-décembre 1593, il lui fait part de sa prochaine ordination sacerdotale, « insigne honneur et bien excellent », qui fera de lui un autre homme, malgré les sentiments de crainte qui l’habitent. La veille de Noël 1593, une rencontre eut lieu à Annecy, où Favre assista probablement quelques jours plus tard à l’installation du jeune prévôt. Au début de 1594, François a été malade, mais son ami l’a réconforté au point que sa fièvre est devenue « notre » fièvre. En mars 1594, il commence à lui donner l’appellation de « frère ». Cette amitié se révèle féconde et porte du fruit puisque le 29 mai 1594, Favre érigea à son tour la confrérie de la Sainte-Croix à Chambéry ; et le mardi de Pentecôte les deux amis organisèrent un grand pèlerinage commun à Aix. Au mois de juin, Favre était attendu impatiemment à Annecy avec son épouse, que François appelait « ma très aimable sœur, votre épouse très distinguée et très chère », et avec « vos très nobles enfants ». Antoine Favre avait alors six fils et une fille. En août, François écrira une lettre à ses enfants pour les remercier de la leur, les encourager à suivre les exemples de leur père et à transmettre à leur mère ses propres sentiments de « piété filiale » à son égard. Le 2 septembre 1594, dans un billet écrit à la hâte, Favre lui annonçait une prochaine visite « au plus vite » et terminait par des salutations répétées non seulement à son « frère bien-aimé », mais aussi « à ceux de Sales et à tous les salésiens ».
            On n’a pas manqué de critiquer ces lettres un peu grandiloquentes, avec leurs compliments exagérés et leurs périodes latines trop recherchées. Comme son correspondant, le prévôt de Sales, tout en parsemant son latin de quelques allusions à la Bible et aux Pères de l’Église, s’appliquait à citer surtout les auteurs de l’antiquité classique. Le modèle cicéronien de l’art épistolaire n’est jamais loin, et d’ailleurs son correspondant qualifie ses lettres non seulement de « cicéroniennes », mais même d’« athéniennes ». Il n’est pas étonnant que c’est dans une de ces lettres à Antoine Favre que l’on trouve la célèbre citation de Térence : « Rien de ce qui est humain ne nous est étranger » (nihil a nobis humani alienum), un adage devenu une profession de foi chez les humanistes.
            Quoi qu’il en soit, cette amitié fut considérée par François comme un don du ciel, la décrivant comme une « amitié fraternelle que la divine Bonté, comme maîtresse de la nature, a mise si vive et parfaite entre lui et moi, nonobstant la diversité de nos naissances et vacations, et l’inégalité en tant de dons et grâces que je n’ai ni possède sinon en lui ». Durant les années difficiles à venir, Antoine Favre sera son confident et son meilleur soutien.

Une mission périlleuse
            En 1594, le duc de Savoie, Charles-Emmanuel Ier (1580-1630), venait de récupérer le Chablais, une région proche de Genève, située au sud du lac Léman, longtemps disputée entre ses voisins. L’histoire politico-religieuse du Chablais était compliquée, comme le montre une lettre italienne de février 1596 destinée au nonce à Turin :

Une partie de ce diocèse de Genève fut envahie par les Bernois, il y a soixante ans, et demeura hérétique ; mais, ces années passées, ce pays, par la force des armes, rentra sous la domination de Son Altesse et fut réuni à son antique patrimoine. Bon nombre des habitants, plus touchés du fracas des arquebuses que des prédications qui leur étaient faites par ordre de Monseigneur l’Évêque, revinrent à la foi et rentrèrent dans le sein de notre sainte mère la sainte Église ; mais ensuite ces contrées ayant été infestées par les incursions des Genevois et des Français, le peuple retomba dans son bourbier.

            Le duc, qui cherchait à ramener au catholicisme toute cette population de vingt-cinq mille âmes environ, s’adressa à l’évêque pour qu’il fasse le nécessaire. En 1589, celui-ci avait envoyé cinquante curés pour reprendre possession des paroisses, mais ils furent bientôt chassés par les calvinistes. Il fallait procéder autrement, envoyer là-bas deux ou trois missionnaires très instruits et capables de tenir tête à la tempête qui ne manquerait pas de s’abattre sur les « papistes ». Au cours d’une assemblée du clergé, l’évêque exposa le projet et sollicita des volontaires. Personne ne souffla mot. Au moment où l’évêque tourna les yeux vers le prévôt de Sales, celui-ci lui dit : « Monseigneur, si vous jugez que je sois capable, et que vous me le commandiez, je suis tout prêt d’obéir, et irai volontiers ».
            Il savait qu’il fallait s’attendre à être reçu là-bas avec « des injures à la bouche ou des pierres à la main ». L’opposition de son père à cette mission – dangereuse pour la vie, et pire encore pour l’honneur de la famille – ne se révélait plus être un obstacle pour François, qui reconnaissait dans l’ordre de l’évêque une volonté supérieure. Aux objections concernant les dangers très réels de la mission il répliqua fièrement :

Mon père, Dieu y pourvoira : c’est lui qui aide aux forts ; il n’y a que d’avoir du courage. […] Et que serait-ce si on nous envoyait aux Indes, ou en Angleterre ? Ne faudrait-il pas y aller ? […] C’est une chose laborieuse, il est vrai, et nul ne saurait le nier ; mais pourquoi portons-nous ces robes, si nous n’en voulons pas la charge ?

            Il se prépara à la mission au château de Sales au début du mois de septembre 1594, dans un climat pesant : « Monsieur son père ne le voulut point voir, parce qu’il répugnait absolument à son emploi apostolique, duquel il l’avait voulu divertir par tous les efforts imaginables, sans avoir pu ébranler sa généreuse résolution. Le soir, il dit adieu à madame sa vertueuse mère fort en secret ».
            Le 14 septembre 1594, il arrivait au Chablais en compagnie de son cousin. Quatre jours plus tard, son père lui envoya un serviteur pour lui dire de revenir, « mais le saint jeune homme renvoya son valet Georges Rolland et son cheval, et même il persuada à son cousin Louis de Sales de s’en retourner pour tenir la famille en repos. Ce bon cousin lui obéit, quoique par après il le revînt trouver, et notre saint a raconté […] qu’il n’avait de sa vie ressenti une plus grande consolation intérieure, ni un plus grand courage au service de Dieu et des âmes que ce jour, 18 septembre 1594, qu’il se trouva sans compagnon, sans valet, sans équipage et dans la nécessité d’aller çà et là, seul, pauvre et à pied, prêcher le Royaume de Dieu ».
            Pour le dissuader de cette mission dangereuse, son père lui coupait les vivres. D’après Pierre Magnin, « monsieur son père, ainsi que je l’ai appris de la bouche même du saint homme, ne voulait pas l’assister si largement qu’il eût été nécessaire, désirant le retirer de cette œuvre qu’il avait entreprise contre son gré et voyant le danger évident auquel il exposait sa vie. Et même une fois il le laissa partir de Sales pour s’en retourner à Thonon avec un seul écu, de sorte qu’[…] il faisait le chemin à pied, bien souvent assez mal chaussé et mal vêtu, parmi la rigueur du froid, des vents, des pluies et des neiges insupportables en ce pays ».
            Après une agression dont il faillit être victime avec Georges Rolland, M. de Boisy tenta une nouvelle fois de le détourner de son entreprise, mais sans succès. François chercha à faire vibrer la corde de l’orgueil paternel en lui écrivant hardiment ces quelques lignes :

Si Rolland était votre fils aussi bien qu’il n’est que votre valet, il n’aurait pas eu la couardise de reculer pour un si petit choc que celui où il s’est trouvé, et n’en ferait pas le bruit d’une grande bataille. Nul ne peut douter de la mauvaise volonté de nos adversaires ; mais aussi vous fait-on tort quand on doute de notre courage. […] Je vous supplie donc, mon Père, de ne point attribuer ma persévérance à la désobéissance, et de me regarder toujours comme votre fils le plus respectueux.

            Ce qui décida finalement son père à cesser son opposition se comprend mieux à la lumière d’une remarque que nous a transmise Albert de Genève. Le grand-père de ce témoin au procès de béatification, ami de M. de Boisy, avait dit un jour au père de François qu’il « était trop heureux d’avoir un fils si chéri de Dieu et qu’il l’estimait trop sage et trop craignant Dieu pour s’opposer à sa sainte volonté dans l’accomplissement d’un dessein où son saint nom serait si hautement glorifié, l’Église exaltée, et dont la maison de Sales tirerait plus de gloire que de tous les autres titres, si illustres soient-ils ».

Le temps des responsabilités
            Prévôt de la cathédrale en 1593 à l’âge de vingt-six ans, chef de la mission du Chablais l’année suivante, François de Sales disposait d’une formation exceptionnellement riche et harmonieuse : éducation familiale soignée, formation morale et religieuse de qualité, études littéraires, philosophiques, théologiques, scientifiques et juridiques de haut niveau. Il est vrai qu’il avait bénéficié de possibilités interdites à la plupart de ses contemporains, mais l’effort personnel, la correspondance aux appels ressentis et la ténacité dont il fit preuve dans la poursuite de sa vocation sortaient chez lui de l’ordinaire, sans parler de la forte spiritualité qui inspirait tout son comportement.
             Désormais, il deviendrait un homme public, chargé de responsabilités de plus en plus étendues, qui lui permettraient de faire profiter les autres des dons de la nature et de la grâce qu’il avait reçus. Pressenti pour être évêque coadjuteur de Genève dès 1596, nommé en 1599, il deviendra évêque de Genève à la mort de son prédécesseur en 1602. Homme d’Église avant tout, mais très mêlé à la vie de la société, nous le verrons soucieux non seulement de l’administration de son diocèse, mais aussi de la formation de tout le peuple confié à sa charge pastorale.

P. Wirth MORAND
Salésien de Don Bosco, professeur d'université, bibliste et historien salésien, membre émérite du Centre d'études Don Bosco, auteur de plusieurs ouvrages.